Les contradictions du père de la bombe atomique

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18.05.2020

Oppenheimer, Aaron Tucker, traduction de Rachel Martinez, La Peuplade, 2020, 296 p.

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How can I save my little boy from Oppenheimer’s deadly toy?
Sting, Russians

Pensez à Hiroshima, Nagasaki. Souvenez-vous des milliers de morts vaporisés, des irradiés, des brûlés vifs, de tous ceux qui ont développé des cancers,  des horribles mutations chez les enfants de la bombe. Dites-vous qu’il y a un scientifique génial, polymathe, humaniste et raffiné qui a conçu cet engin apocalyptique. Songez maintenant à ce qu’il a pensé durant toutes ces années qui ont mené à la réalisation de ce qu’il nommait son « gadget ».

L’auteur et artiste multidisciplinaire Aaron Tucker nous fait entrer dans la tête de Robert Oppenheimer. Il ne tente pas d’en faire un monstre. Il ne cherche pas à l’excuser non plus. Il plonge dans le dédale complexe de ce cerveau qui, en créant la bombe atomique, a changé l’histoire du monde et de la guerre.

Son livre, publié initialement en 2018 chez Coach House Books, élégamment traduit d’ailleurs, nous laisse douloureusement émerveillé par la culture et la spiritualité de cet homme hors du commun. Sans défendre la création de cette arme horrible, Tucker, à travers la figure de ce scientifique ambitieux, aux accointances communistes, épris d’art et de littérature, cherche à comprendre la mécanique des guerres. Dès que la faisabilité d’une bombe de telle sorte fut envisagée par les physiciens, à partir des travaux d’Einstein, qu’est-ce qui allait empêcher l’homme d’en fabriquer une ?

Promenade à cheval au Nouveau-Mexique

C’est un cavalier solitaire qui nous accueille au début du roman. Oppenheimer sur son cheval, en mai 1945, quelques mois avant l’essai de la première bombe. Pensif, il regarde Los Alamos (soit « les peupliers », ville construite pour accueillir l’équipe des scientifiques et les militaires participant au Manhattan Project), protégé par des clôtures en barbelés. Ce qu’il voit, c’est l’entièreté de sa vie. L’homme qui surplombe son passé a quarante-et-un ans, deux enfants, Peter et Toni, une femme, Kitty. Il s’apprête à conclure un périple intellectuel qui l’a mené de Cambridge au Nouveau-Mexique, de la lecture du Bhagavad-Gita, qu’il lit en sanskrit, dans le texte, à la conception d’une bombe qui emprunte aux principes de la fission nucléaire.

Le roman d’Aaron Tucker est conçu tel un va-et-vient incessant, une réaction en chaîne, qui nous déplace du passé au présent. Balloté dans le tourbillon des années d’existence d’Oppenheimer, le lecteur assiste néanmoins en priorité aux derniers mois de la fabrication de la bombe. Ce que la narration détermine comme étant le présent du personnage principal correspond à l’année 1945, de l’essai de la bombe à son premier largage au Japon jusqu’à la reddition de l’Empire du soleil levant. Le lecteur averti connaît bien le dénouement de l’intrigue. L’horreur d’Hiroshima, de Nagasaki, le début de l’ère nucléaire, de la guerre froide, le changement de paradigme dans les guerres du futur, la menace de l’hiver nucléaire. Mais ce que l’auteur de ce roman tente d’aborder à travers cette œuvre est la complexité de l’homme à la source de cette prouesse technique. Qui était Oppenheimer ?

Un lecteur de Baudelaire et du Bhagavad-Gita

Ancien étudiant à la Ethical Culture Society School, le jeune Oppenheimer n’est, puceau, qu’un être éminemment intelligent à qui ont fait sauter des niveaux. Il s’ennuie sur les bancs d’école. Dès qu’il s’éveille à la présence de sa sexualité, que ses hormones prennent le dessus sur la monotonie de son cursus scolaire, la poésie vient nourrir ses pensées sensuelles. Jaloux d’un rival à Cambridge, il projette même de s’en débarrasser en humectant une pomme d’un poison trouvé au laboratoire de chimie. Le subterfuge est grossier, la victime ne tombe pas dans le piège, mais le mal est fait. C’est chez Baudelaire qu’il va alors chercher son réconfort et sa motivation à persévérer : «Ô Satan prends pitié de ma longue misère». Le poète du Spleen de Paris fut également utile, lors d’un dîner en 1939, où le physicien rencontra celle qui devint sa femme, Kitty, aux bras de son mari de l’époque. Il le convoqua pour exprimer l’élan irrépressible qui le portait vers elle : «Un port retentissant où mon âme peut boire/À grands flots le parfum, le son et la couleur».

La poésie sera toujours pour Oppenheimer un refuge, une alliée. Mais c’est en suivant des cours de sanskrit à Berkeley avec le professeur Arthur Ryder, en 1931, qu’il sera initié aux œuvres de Kalidasa, grand poète indien, et au Bhagavad-Gita, le grand poème de l’hindouisme. Il ne cesse alors de revenir à ce texte, durant ses études tout autant qu’au moment où il concevra la bombe. Le livre de Tucker est truffé de citations du Bhagavid-Gita qui viennent ponctuer d’un regard philosophique, existentiel et spirituel, toutes les étapes de la vie d’Oppenheimer jusqu’aux justifications qu’il y trouvera pour créer cette arme de fin du monde.

Le « gadget »

Parce qu’il voulait magnifier le côté expérimental de ses recherches, il persistait à nommer cette bombe, avec dérision, le « gadget ». Cette arme serait si cruelle, abominable, inhumaine, qu’elle obligerait tous les pays à collaborer pour en assurer le contrôle. Telle était son opinion. Suivant le Bhagavad-Gita, ce dialogue entre Krisna, le dieu vivant et Arjuna, le guerrier questionneur, nous ne sommes pas libres, nous faisons partie de la grande roue de la vie. Nous avons le choix d’agir ou de ne rien faire. Dans les deux cas, le dharma réalisera ses desseins, sans nous ou avec notre aide. Oppenheimer voulait agir contre la guerre, y mettre fin, une fois pour toute.

La roue du vivant appelle la dignité de l’action, Oppenheimer voulait y prendre place, s’accaparer le droit d’agir,  participer au destin universel. Dans la Bhagavad-Gita, il est écrit : « Ainsi tourne la roue/ Qui ne la fait pas tourner ici-bas mène une vie indigne ». Quand les doutes ou les remords le harcelaient, il repensait plutôt à cette autre citation du grand livre : « Les bonnes actions passées d’un homme le rachètent. »

Le roman d’Aaron Tucker explore les tiraillements idéologiques et les mouvements du cœur de Robert Oppenheimer, le personnage historique. La forme narrative éclatée du roman souligne avec brio et poésie la vie de cet homme complexe, défini par ses contradictions, empêtré dans le nœud de l’histoire du vingtième siècle, vitrifié dans sa propre création.

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