L’effondrement, la réalité crue

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09.02.2021

Discussion entre Hélène Matte, écriveuse en résidence au Mois Multi, et Laurence Brunelle-Côté, poète et performeure du Bureau de l’APA, dont l’œuvre L’effondrement virtuel est présentée au Mois Multi 2021.

L’effondrement virtuel. Conception : ALTKEY, Bureau de l’APA et Stéphanie Béliveau en co-production avec Productions Recto-Verso; Texte et voix : Laurence Brunelle-Côté; Images : Stéphanie Béliveau ; Musique : Simon Elmaleh, Susie Napper, Margaret Little ; à partir du livre d’art publié par les éditions Rodrigol.

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Hélène Matte : En résidence d’écriture au Mois Multi, j’explore dans ma pratique des formes littéraires en résonance avec les œuvres présentées. Dans cet esprit, je souhaitais donner la parole à une artiste pour investir la forme de l’entrevue. Merci beaucoup, Laurence, de te prêter au jeu, de bricoler avec moi une discussion par correspondance.

L’an dernier, la proposition de Bureau de l’APA était si forte qu’elle a influencé l’ensemble de l’édition du Mois Multi, qui a fait de l’effondrement la trame de toute sa programmation. Parle-nous de l’œuvre, s’il te plaît.

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Laurence Brunelle-Côté : L’effondrement, c’était d’abord l’ébauche d’une intervention scénique ; nous avons dû y mettre fin puisque Simon Drouin, un des idéateurs du projet, s’est fait diagnostiquer une tumeur cérébrale. Alain-Martin Richard, l’un des créateurs impliqués, a alors pris le relais pour créer la performance intitulée Le show sur l’effondrement n’aura pas lieu, conçu à partir du matériel issu de nos résidences de création. Le livre était l’un des protagonistes de notre œuvre embryonnaire. En février dernier, il devenait une exposition qui, elle-même, servirait de décor à la performance. C’est donc une création qui se retourne et se déplie. Le livre est, cette année, présenté dans sa forme virtuelle et augmentée. On dirait donc que notre projet ne sera jamais le « vrai »… à moins qu’il ne le soit à chaque fois… Cette année, en écrivant pour un Mois Multi un peu intangible, comment abordes-tu la réalité ?

H.M. : L’écriture est un confinement volontaire, qui pourtant crée des espaces. C’est ma réponse à la situation actuelle. C’est un énorme paradoxe d’expérimenter les arts vivants à travers des écrans. J’ai parfois l’impression de mieux les saisir par les mots… mais, comme avec n’importe quel média, je transforme sans doute l’expérience là où je croyais seulement la prolonger. Notre situation, ce bouleversement des modes de diffusion des arts, impose des réflexions nécessaires sur nos rapports aux médias mais, surtout, aux personnes qui nous entourent. Ce que l’APA nous a proposé l’an dernier, avant la crise sanitaire, allait déjà en ce sens. C’est formidable de pouvoir poursuivre l’expérience cette année. Le projet semble à la fois se transformer et s’ouvrir.

Pour toi, qu’est-ce qui en est le premier moteur ? Est-ce l’écriture ? Ou plutôt l’écriture de ton propre corps dans l’espace ?

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L. B.-C :  Avec le livre, on a voulu faire quelque chose de vivant. Il s’agit d’un journal de création. Les photos sont le résultat de performances qui ont eu lieu dans l’atelier de Stéphanie. On a bricolé, coupé, collé, provoqué des accidents (avec les mots aussi). Un de nos points de départ c’était la tache, la trace. On avait envie de montrer le temps qui me passe dessus (j’ai une maladie dégénérative). On présente un objet physique qui existe dans le réel.

H.M. : Les œuvres du Bureau de l’APA regorgent de textures sonores et visuelles. La plasticité intègre également le livre L’effondrement, compte rendu. Sa couverture brute est sérigraphiée. Les pages forment un accordéon de trente-huit pieds de long. Nous imaginons aisément l’éditeur défier sa motricité fine en reliant une à une les pages à la main. Plus qu’un livre-objet, c’est un livre-geste. La plasticité y est aussi représentée par la photocopie : annotation manuscrite, bricolage, pigment, pli du papier. Dans la version virtuelle du livre cependant, la matérialité s’estompe. Plutôt que de nous y donner accès, le numérique nous permet d’en (re)marquer l’impossibilité.

L. B.-C : J’ai plutôt l’impression que le projet de réalité virtuelle nous donne accès à de nouvelles textures et de nouvelles possibilités. D’abord, au niveau sonore, la composition de Simon Elmaleh a quelque chose d’élargissant, les textes lus prennent une autre dimension. On utilise ma voix et la musique comme des éléments plastiques. Ensuite, on utilise le corps du regardeur lui-même, ses déplacements, son rythme, ses hésitations. Non ? Parle-nous de ton expérience de regardeure ?

H.M. : Munis du casque à manette, nous nous retrouvons dans une immense salle. Autour, le livre accordéon acquiert une dimension monumentale. Nous le déplions à l’aide d’un lasso lumineux, et confrontons les pages, parfois de si près que nous pouvons y plonger, ou presque. Nous nous trouvons acculés aux pages comme au pied d’un haut mur dont nous frôlons les textures. La mobilité est restreinte et il ne semble pas y avoir de sortie. Nous sommes enfermés dans le livre et, pourtant, nous ne pouvons pas y toucher. Les représentations du corps nu, tombé et couché sont épinglées aux murs, rapellent un christ en croix. Les poèmes récités de ta voix frêle sont inquiétants.

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Nous sommes alors seuls, sans objet et contraints, contrairement aux moments de vos spectacles libérateurs où nous faisons foule. Ainsi, L’effondrement virtuel semble en quelque sorte une antithèse de votre travail habituel, mais je crois m’y être sentie proche de toi plus que jamais. En étant ainsi piégée dans la réalité virtuelle, je pense avoir désormais une meilleure idée de ce que c’est d’être confiné dans un corps dont la proprioception, c’est-à-dire la propriété de sentir son corps dans l’espace et dans le temps, est de plus en plus limitée. C’est comme si L’effondrement virtuel atteignait un sommet d’extimité.

L. B.-C. : Ce projet de réalité virtuelle est né de hasards improbables. C’est sûr qu’à première vue on est loin du « low tech » auquel on est habitué, mais on a quand même travaillé à partir d’un livre fait à la main, un objet vintage en quelque sorte. Ce mélange s’inscrit très bien dans la logique du Bureau de l’APA. Et ALTKEY a très bien traduit notre univers… Encore une fois, on est là où on ne nous attend pas.

Au printemps prochain nous allons lancer une nouvelle édition du livre qui, celle-là, ne sera pas en accordéon. Nous pourrons ainsi augmenter le nombre d’exemplaires pour le rendre plus accessible.

H.M. : Bien que L’effondrement soit issu d’un travail collectif, le sujet apparaît beaucoup plus intime, voire individuel, que dans les autres œuvres du Bureau de l’APA, connu pour ses projets d’arts vivants où la scène est une « zone de turbulence » et où les conventions, aussi bien sociales que théâtrales, sont remises en question. Considères-tu qu’il y a une dimension politique à L’effondrement ?

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L. B.-C. : Certainement. Le sujet n’est pas que personnel. Tout le monde s’effondre plusieurs fois par jour. Et il s’agit d’une œuvre vivement collective, comme les autres.

H.M. : Par vos œuvres, vous mettez constamment en doute votre propre posture. Sans pour autant être exhibitionnistes, toujours, vous vous exposez. Même lorsque, littéralement, vous vous mettez à nu, vous semblez vous effacer, évacuer les égos au profit du collectif, de l’œuvre elle-même et de la personne qui la perçoit. Votre présence s’en trouve alors plus large et magnétique, puisque nous ne nous retrouvons pas face à un autre qui s’impose mais à un espace vibratoire auquel nous adhérons volontiers. Votre souci d’intégrité met de l’avant une vulnérabilité puissante.

L. B.-C. : Ces questions qu’on pose, ces doutes qu’on a : c’est probablement ça aussi qui relève du politique. On s’expose parce qu’on existe vraiment. Crois-tu qu’on peut écrire ou performer sans parler de la vie vraie ?

H.M. : Écrire et performer, oui, c’est s’exposer et mettre notre intégrité en jeu. L’effondrement virtuel nous donne accès à une dimension de l’existence qui restera à jamais une question et que tu poétises en ces mots : « connaître l’heure d’arrivée mais pas le terminal ». Ainsi, nous savons tous que nous allons mourir, sans savoir comment. Cela impose une humilité. Ta maladie, l’ataxie de Friedreich, participe à l’ordinaire du Bureau de l’APA depuis ses débuts mais, contre toute attente, la mort s’est imposée par une voie inattendue. Je t’offre encore toutes mes sympathies et mes sincères condoléances pour la disparition de ton proche complice, Simon Drouin, avec qui tu as fondé le Bureau de l’APA en 2000. Suite à son cancer, il a opté pour l’aide à mourir le 4 janvier dernier. Alors que nous aurions pu croire que, depuis, l’effondrement a eu lieu, il semble que d’autres projets s’annoncent.

L. B.-C. : L’effondrement a bel et bien eu lieu. Mais il y en aura d’autres… Le centre d’artistes Avatar annonce une publication évolutive d’œuvres sonores réalisées par le Bureau de l’APA à la fin de l’année 2020. Et, au printemps, devrait être lancé un recueil de poésie écrit à quatre mains, avec Simon. On a échappé le Bureau de l’APA, il se relève égratigné, mais il se relève quand même. Cet été, avec d’autres complices… c’est à suivre !

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