Le temps d’un poulet

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Kitchen Chicken, idéation et création : L’orchestre d’hommes-orchestres ; interprétation : Bruno Bouchard, Gabrielle Bouthillier, Jasmin Cloutier, Simon Drouin, Simon Elmaleh, Danya Ortmann ; son : Frédéric Auger ; lumières : Philippe Lessard-Drolet ; musique : DeZurik Sisters, Jimmy Rodgers, Coon Creek Girls, L’orchestre d’hommes-orchestres ; scénographie : L’orchestre d’hommes-orchestres. Présenté à l’Usine C du 16 au 18 octobre 2019.

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Drôle, surprenante, complice, virtuose, cartoonesque, Kitchen Chicken, la récente création de l’Orchestre d’hommes-orchestres, est totalement délectable. Hommage décomplexé et parodique à la culture nord-américaine rurale du siècle dernier, la proposition rappelle l’univers des frères Cohen et de O Brother, Where Art Thou, mais dans une sauce franchement plus féminine. Dans la cuisine où les femmes sont reines, entre yodle, spiritual et hors d’œuvres à la moutarde jaune, la musique des Cackle (DeZurick) Sisters réchauffe le cœur et l’esprit juste à point.

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Une chanson, une recette

Poursuivant ses propres traditions, L’orchestre d’hommes-orchestres propose encore une fois un spectacle théâtral, proche du langage de la performance mais surtout de la performativité. La scène, où les détails créent des instants de grâce, est à nouveau remplie d’un apparent bric-à-brac qui sera tour à tour utilisé pour la musique et la cuisson, chaque objet étant réinventé pour remplir une nouvelle fonction. Tout dans l’installation contribue à créer l’ambiance de la chanson, mais pas seulement : les accessoires sont tout autant culinaires, puisqu’un « grand » repas se prépare au rythme enlevant de la musique. Chaque chanson devient une saynette dans laquelle on assiste à la préparation de mets ou à la représentations des gestes de la vie de cuisine – attente et cigarettes incluses.Micro sur râteau, drill épluche-patate, percussions sur corps et poulet, vieux téléphones micros… le son d’une époque et d’une culture hillbillie est recréé par des bricolages d’aujourd’hui. Intentionnellement loufoque, l’exécution des pièces n’en est pas moins hautement technique, voire même sportive par moment. Une tension proche de l’urgence anime les musiciens performeurs mais elle demeure festive, joueuse et juste assez délinquante.

Malgré son humour décalé, Kitchen Chicken ne ridiculise pas ces femmes en robes brunes et tabliers, ni les hommes en habits de travail qui les entourent, mais les célèbre. On se laisse toucher et on applaudit l’ingéniosité de la mise en scène, qui se renouvèle de pièce en pièce. S’il n’y a pas d’histoire à proprement parler, une trame, celle du poulet, nous emporte, et on se surprend à vouloir connaître la suite, à guetter l’étonnement – sans déception.

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Un spectacle, un poulet

Comme une alchimie qui s’opèrerait lors de la cuisson, LODHO entre de plus en plus profondément dans la proposition et la transforme de l’intérieur. Une touche plus techno ici et une pincée de hip-hop par là donnent un autre visage aux chansons, sans pour autant les défigurer. Les tableaux scéniques deviennent plus absurdes, abstraits, déjantés. Des marguerites de moutarde sont bombardées d’épices, une homme-épingles affiche un air bien découragé. Derrière les airs enlevants et les yodles cocasses, la vie quotidienne qui nous est racontée est dure, humble, et son horizon est limité. Les chansons disent « One day I’ll walk away from here » – seulement pour monter au ciel, où ne persistera plus aucun souci. Mais la fierté et la dignité se font aussi entendre, une certaine liberté aussi, quand les femmes chantent « It’s nobody’s business what I do ».

En plus de l’intelligence musicale et technique de la production, Kitchen Chicken réussit ce tour de force d’éviter tout autant l’approche terroir qu’anti-terroir, et aborde son sujet avec affection et rigueur, lui donnant de la consistance. On pourrait croire à du pur divertissement, mais ce serait méconnaître la démarche intrinsèquement anarchiste et contemporaine de ce collectif de Québec. À leur dernier passage à l’Usine C, Tomates passait par le conte, la vidéo et la musique lyrique pour réfléchir à l’essoufflement révolutionnaire. Cette fois, en prenant le chemin de la joie et de la culture résolument populaire, celle des « petites gens » de l’américanité, Kitchen Chicken vient nourrir autre chose, de très concret et terre à terre. Quelque chose qui permet l’être ensemble et qui donne la force de continuer, mais qui reste aussi punk, encore débridé, encore ancré dans la puissance de la créativité.

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crédits photos: Charles-Frédérick Ouellet

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