Le loup, le renard et la belette

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17.06.2015

Meetings avec AA – Serge Postigo, entrevue mise en ligne le 3 juin 2015.

 

Une certaine Andrée-Anne Brunet, dont je ne savais absolument rien jusqu’à la semaine dernière, «a développé le concept des Meetings avec AA afin de pouvoir discuter avec des artistes qu’elle trouve inspirants sur des sujets qui l’interpellent». Entre le vieillissement et les rides de Janine Sutto, la négritude de Widemir Normil et le toupet de Vanessa Pilon, l’animatrice et productrice de cette nouvelle série-web d’entrevues a cru bon – et je l’en félicite – d’aborder la question de la critique en invitant le comédien et metteur en scène Serge Postigo. Et c’est sur sa page Facebook qu’on trouve la seule explication sur son choix d’invité pour traiter d’un sujet aussi épineux :

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Suis-je le seul à être profondément troublé par cet entretien ? Non pas tant par le talent manifeste de Brunet pour effleurer des préoccupations fort pertinentes sans les interroger en profondeur, ou encore par la bigoterie qu’elle affiche envers Postigo, mais plutôt par une bonne partie du propos de celui-ci qui se présente d’entrée de jeu comme de la «chair à critique».

Voilà probablement pourquoi on ne plante qu’un seul décor dans l’entrevue, l’église de la Très-Sainte-Trinité de Vaudreuil-Dorion, «parce qu’il semblerait que dans les églises on est à l’abri des jugements, on est à l’abri de la critique, on peut dire ce qu’on veut et être qui on est», suggère l’animatrice qui a peut-être oublié à quel point l’Église catholique a été de tout temps un lieu d’ostracisme dont le théâtre au Québec a souvent fait les frais. Or comme, toujours en cette contrée, au devoir de mémoire peu de gens semblent tenus, on (se) dira qu’on a compris que Brunet voulait plutôt faire référence au bon vieux confessionnal où le pénitent venait avouer ses fautes à une belle grande paire d’oreilles bien tendues ; le péché serait, à en croire cette mise en scène, d’exécrer la critique artistique.

Drôle de renversement en tout cas puisque le meeting pose visiblement comme sacrée la parole du pauvre artiste sacrifié alors que c’est la critique qui est ici condamnée du début à la fin par Postigo – et en quelque sorte par l’animatrice qui acquiesce béatement à tous ses mots. Ce petit réquisitoire n’a en outre rien de nouveau, pensons seulement à la sortie récente de Claude Meunier, sur sa page Facebook, contre les «frustrés» qui, selon lui, peinent à comprendre son humour.

 

Encore une fois, si vous permettez

Le débat est ronronnant au Québec, sempiternel rendez-vous manqué dont l’énonciation même expose déjà une donnée du problème : on oppose généralement les artistes, figures plurielles et singulières, à la critique, reléguant ainsi au même plan toutes les formes de commentaires sur l’activité culturelle et artistique, attitude faussement démocratique voulant que tout se vaut et compose un ensemble relativement homogène et plutôt hermétique ; dans ce fourre-tout discursif se retrouvent notamment les éternels enthousiastes, les météorologues, les artistes-reporteurs et, pire, quelques intellectuels ! De cette réalité peu reluisante, Postigo ne fait pas de cas.

Puis le récit vire au drame : «on invite le loup dans la bergerie ; s’il a faim, il mange tout le monde», lance Postigo, paraphrasant à peine Claude Poissant dans l’éloquent documentaire Le dernier mot d’Antoine Laprise (2008) qui portait sur Robert Lévesque /01 /01
Je me permets de référer les lecteurs à mon texte «Robert L. ou la Soumission», Spirale, n° 228 (2009).
. En faisant usage d’une métaphore animale et, de surcroît, carnivore, on véhicule une attitude toute manichéenne qui place d’un côté les critiques, ces terribles prédateurs, et de l’autre les artistes, proies sans défense, vouées, cycle alimentaire oblige, à être bouffées par les premiers. Il s’agirait alors d’une chose, «du pain et des jeux», et on ira jusqu’à évoquer le «gladiateur qui se fait démembrer par la bébête». Ainsi, quiconque découvrirait cette entrevue sur internet sans trop connaître notre milieu théâtral risquerait vite de penser que la critique qu’on «subi[t]… surtout au Québec» est sans pitié, voire sanguinaire.

Si le spectateur de Brecht en était un fatigué, si celui de Rancière est émancipé, celui de Postigo est indisposé, le spectateur-critique étant «quelqu’un qui a jamais fait ça de sa criss de vie, qui vient un soir, peut-être qu’il digère mal son osso buco, ou que sa blonde l’a trompé avec son meilleur ami la veille, qui s’assoit et qui fait : « Ils se sont trompés, c’est pas ça »». Raté non sympathique, cocu et bourgeois, le critique ne ferait que dans l’humeur, et il serait «très très rare» que ses textes apprennent quoi que ce soit à l’artiste.

 

Un baume

Mais il y a quelque chose qui n’est pas pourri dans le royaume de Postigo. En 2009, il a «vécu une belle expérience», la seule semble-t-il. Revenant sur Ma femme, c’est moi, spectacle solo dans lequel il interprétait plus d’une trentaine de rôles sur la scène du Théâtre du Rideau Vert, il aime se rappeler que Christian Saint-Pierre – qui œuvrait alors au Voir – était arrivé devant lui préparé avec, dans les mains et annotée, la traduction de René Daniel Dubois ; «Wow, ok, lui il travaille !», se serait-il alors dit.

C’est d’ailleurs par l’entremise de Saint-Pierre reconnaissant de cette reconnaissance que j’ai découvert la confession de Postigo ; le critique a partagé ladite vidéo sur sa page Facebook, non sans ajouter que «[l]’estime est réciproque». Si je me permets de mentionner la chose, c’est moins pour signifier mon étonnement d’avoir mis en valeur une entrevue véhiculant un discours si mal régurgité sur la pensée critique, que pour évoquer, d’abord, la nouvelle proximité qu’ont créée les médias sociaux ; Saint-Pierre – comme beaucoup d’autres du métier, dont moi – a rendu son commentaire accessible à tous sur sa page personnelle, ce qui autorise également à s’interroger sur les frontières entre le privé et le public.

On a effectivement très peu réfléchi sur la réalité des nouveaux rapports virtuels entre les créateurs et les critiques dans ce milieu que d’aucuns jugent incestueux. Ainsi, bien que ce meeting avec AA tente maladroitement de perpétrer une opposition entre les artistes et la critique, il s’avère désormais difficile, voire impossible de se faire, tel que Lévesque le défendait, l’ami [Facebook] de personne… et cela a probablement une incidence sur la réception (ou non) des spectacles et, plus largement, de l’activité théâtrale.

Mais à vouloir déplorer un comportement lié à une entrevue dont le contenu me paraît fort problématique, j’en fais inévitablement la promotion ! Car dans l’économie de l’image, tout se calcule en termes de visibilité /02 /02
Voir, à ce sujet, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique de Nathalie Heinich (Gallimard, 2012), et le brillant compte rendu qu’en signe Pierre Popovic dans Spirale, n° 243 (hiver 2013).
. Parallèlement, de quoi vivent désormais les journaux et périodiques – qui sont, pour la plupart, présentement dans un état critique –, sinon de l’affichage publicitaire ? Tous les médias ont-ils les moyens de s’attirer l’ire du milieu culturel ? Brunet demande d’ailleurs à Postigo : «Donc toi tu ne te prostitueras jamais pour la critique ?», or la question mérite sûrement d’être posée dans les deux sens.

Que dire, aussi, de tous ces médias qui réduisent sans cesse l’espace qu’ils réservent à l’art au profit du vedettariat de bas niveau afin de favoriser leur rentabilité ? Et que voir, sinon du mépris envers et la critique et le milieu artistique, lorsqu’un journal demande par exemple à une personne spécialiste de l’aviation de couvrir l’activité théâtrale, et dont les papiers provoquent chaque fois, sur les réseaux sociaux, la risée de tout le milieu… milieu qui n’hésitera cependant pas à en reprendre quelques phrases pour leur valeur marketing.

 

La non-parole

Lorsque Brunet demande à Postigo s’il croit que la critique est une chose malsaine, pour la première fois dans l’entrevue il ne sait trop quoi professer. Peut-être parce que cela l’obligerait à enrichir sa réflexion à propos d’un métier dont il n’a visiblement qu’une idée limitée et dépassée. Car s’il est vrai qu’il y a au Québec de très mauvais critiques (de théâtre), force est d’admettre qu’on en trouve encore quelques-uns qui se font les témoins sérieux et attentifs de l’activité théâtrale et qui osent, ô hérésie en ce pays de blanc mutisme !, prendre la parole sur ce à quoi ils assistent, constituant – on l’oublie trop souvent – les rares traces que laisse cette activité éphémère aux gens qui s’y intéresseront par la suite.

L’écologie du milieu théâtral est complexe et mouvante, et mérite certainement mieux que des «Peu importe ce que les critiques vont dire de toi ou de tes prochains projets, Serge, moi j’aime beaucoup ce que tu fais»… ce à quoi Postigo répond, suivant un rire niais : «T’es fine, t’es fine» marqué d’un signe de la croix. Il me semble en tout cas qu’une telle absence de regard critique constitue un pire affront, envers un art aussi riche et foisonnant, que quelques papiers, si durs soient-ils.

 

 

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Je me permets de référer les lecteurs à mon texte «Robert L. ou la Soumission», Spirale, n° 228 (2009).
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Voir, à ce sujet, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique de Nathalie Heinich (Gallimard, 2012), et le brillant compte rendu qu’en signe Pierre Popovic dans Spirale, n° 243 (hiver 2013).

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