Le lien et l’héritage : images pour la suite du monde

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05.03.2021

Festival Massimadi 2021, présenté en ligne par la Fondation Massimadi du 12 février au 12 mars 2021

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Le court-métrage documentaire Touching an Elephant (2020), de Lara Milena Brose, s’ouvre sur une comparaison bien connue, souvent utilisée pour illustrer la complexité de la réalité et la relativité des points de vue : un éléphant attend dans une pièce où il fait noir. Six hommes, qui n’ont jamais vu d’éléphant, sont conduits dans cette pièce avec la tâche de le décrire. Chacun touche une partie distincte de l’animal, trompe, oreille ou patte, et arrive à des conclusions personnelles sur son apparence, sa nature. Ritah, dont on suit la procédure de demande d’asile en Allemagne tout au long du film, se sent comme l’éléphant  : tout le monde impliqué dans le dossier, les fonctionnaires, la cour, les dirigeant.es, prétend la comprendre, mais la compréhension est partielle, chacun.e étant borné à une petite partie de son histoire et de son identité. Prise dans cette réalité compartimentée, qui ne saurait décrire adéquatement son expérience personnelle, Ritah est forcée de retourner en Ouganda, où elle risque la peine de mort en raison de son homosexualité.

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Re-imager les discours

Il est vraiment frappant de voir que cette analogie est loin d’être seule dans les films faisant partie de la programmation de Massimadi cette année. On y trouve une foule de métaphores, comparaisons et motifs, qui, sans être autant appuyés ou explicites que dans Touching an Elephant, jouent un rôle semblable : les films cherchent à rendre sensible une réalité personnelle, qu’il s’agisse d’incarner dans une image forte un état émotif, ou, encore, de représenter les éléments d’une construction identitaire. Dans Of Hearts and Castles (2020), par exemple, un film de Ruben Navarro, la dextrocardie, une malformation à cause de laquelle le cœur se trouve dans la moitié droite du thorax, permet de penser la différence, mais devient aussi le vecteur de la connexion émotive entre deux hommes qui s’ouvrent l’un à l’autre. Il y a ainsi, dans plusieurs films de la programmation, une circulation du sens autour de certaines images ou d’objets concrets qui orientent la narration et condensent les réflexions abordées.

Cette foule d’images au second degré permet par ailleurs de présenter des perspectives originales, neuves ou singulières sur les enjeux au cœur des réalités vécues par les communautés LGBTQ+ noires, de déconstruire les discours sur ces réalités et de se les réapproprier, mais ceci dans un véritable effort de communication et de partage avec les spectateur.trices. Le festival Massimadi est un événement explicitement dédié à la sensibilisation et à l’éducation. La Massimathèque, une plateforme numérique de la Fondation Massimadi, rassemble d’ailleurs les films de toutes les éditions du festival, gratuits et accessibles en tout temps.

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Cette mission peut expliquer en partie que certains choix de la programmation comportent un aspect plutôt éducatif, voire didactique évident et revendiqué. C’est ce qui caractérise par exemple Kapana (2020), de Philippe Talavera, qui cherche à déstigmatiser l’homosexualité, mais aussi la séropositivité, dans un pays, la Namibie, où la sodomie est toujours illégale. Il s’agit du premier film namibien à représenter une histoire d’amour entre deux hommes, ce qui confère une place toute spéciale à cette œuvre dans la programmation de Massimadi.

Des fins heureuses

La trentaine de films (courts ou longs-métrages, de fiction ou documentaires) faisant partie de cette treizième édition du festival offre cela dit une variété qui vaut la peine d’être soulignée, autant dans les genres cinématographiques présents que dans les langues et les espaces géographiques que l’on trouve au sein même des œuvres. La programmation est par ailleurs représentative d’une très belle diversité de réalités, d’âges et d’identités de genre.

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Il y a cependant un fait saillant qui se dégage de mon expérience en tant que spectatrice. Il semble que les films de la programmation réussissent, ensemble, à insuffler un optimisme à la fois lucide et réconfortant. Plusieurs films ont fait le choix de l’humour ou de la légèreté, de la tendresse – au centre du court-métrage de Felicia Pride, Tender (2019) – de l’espoir, de la célébration ou encore de la fierté. Les fins heureuses sont nombreuses, même dans un film comme Kapana, qui évoque tout de même des enjeux très sérieux. Pour nommer quelques autres exemples, on peut voir cette année à Massimadi le charmant film de Pati Cruz, La amante (2020), un court-métrage de fiction qui repose sur le principe du quiproquo, et qui raconte la petite renaissance de la protagoniste, Teresa, au moment où on s’y attend le moins. Plusieurs films, comme Accross, Beyond and Over (2019) de Noah Schamus, mettent en scène des retrouvailles ou un mouvement de retour vers le passé. Une grande place est par ailleurs faite aux récits de découverte de soi, que celle-ci se réalise à un jeune âge – le film prend alors la forme du coming of age – ou une fois la maturité déjà atteinte. Ainsi, malgré le propos résolument engagé de plusieurs des films présentés, malgré, même, le ton nettement plus grave de certaines œuvres, comme Homens Invisiveis (2020) de Luis Carlos de Alencar, qui s’intéresse à la condition très difficile de la population transmasculine dans les prisons brésiliennes, cette édition de Massimadi en est une qui fait du bien. Les artistes refusent de se cantonner à la représentation du trauma qui, s’il n’en est pas moins bien réel, a souvent tendance par son omniprésence médiatique à écraser la pluralité des expériences queers.

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À cet égard, les spectateur.trice.s peuvent voir cette année le magnifique documentaire de Rosy Dixon, Keyboard Fantasies : the Berverly Glenn-Copeland Story, qui s’intéresse à la vie de l’auteur-compositeur-interprète qui donne son nom au film, un homme trans ayant vécu une grande partie de sa vie au Canada, et dont l’œuvre est restée largement dans l’ombre avant d’être redécouverte par un mélomane japonais en 2015 et d’enfin trouver l’audience qu’elle méritait. Cette histoire n’est pas sans présenter quelques analogies avec celle que racontait Searching for Sugar Man (2012), le documentaire de Malik Bendjelloul sur la trajectoire de Sixto Díaz Rodríguez, un artiste mexicano-américain dont le succès n’avait d’abord pas vu le jour aux États-Unis – rendez-vous manqué qui ne saurait être compris sans prendre en compte la réalité politique et idéologique de cette époque –, mais qui avait marqué sans le savoir toute une génération d’Africain.es du Sud. C’est aussi grâce à l’initiative d’un étranger que l’œuvre de Rodríguez a pu être sortie de l’ombre. Mentionnons également au passage le plus récent documentaire de Aisling Chin-Yee et Chase Joynt, No Ordinary Man (2020), qui retrace l’héritage du musicien trans Billy Tipton et évoque des enjeux semblables. Comme ces œuvres, plusieurs films de la programmation de Massimadi font ressortir que le lien et la communauté se forment parfois de façon improbable et inespérée, en des lieux et des moments où on ne les attendait pas, d’où le caractère aléatoire, diversifié et surprenant des héritages queers.

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