Le dernier souffle

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Idéation, musique, texte et mise en scène : Mykalle Bielinski ; Interprètes : Mykalle Bielinski, Florence Blain Mbaye, Laurence Dauphinais, Elizabeth Lima, Émilie Monnet ; Dramaturgie : Sophie Devirieux ; Scénographie : Odile Gamache ; Conception sonore : Colin Gagné ; Conception lumières : Hugo Dalphond ; Direction de chœur : Mélodie Rabatel ; Mentorat au mouvement : Mélanie Demers ; Direction technique : Guillaume Lafontaine-Moisan + Claudie Gagnon ; Régie : Charlotte Isis Gervais + Gaspard Philippe. Spectacle présenté à l’Espace Go du 26 avril au 14 mai.

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Le souffle n’est pas exactement la voix, ni le strict mouvement d’inspiration-expiration. C’est la source même de la vie humaine, le signe existentiel qui n’apparaît que dans l’incarnation d’un corps ; en cela, l’identité du souffle est conceptuellement proche de l’âme. Que la mort soit parfois annoncée comme le « dernier souffle » révèle toute la puissance mystifiante de cet appel d’air. Respirons, tant que nous sommes en vie – voilà ce à quoi nous convie le spectacle Mythe présenté actuellement à l’Espace Go.

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Scène d’intimité

À l’entrée de la salle, on nous demande de laisser chaussures et manteau au vestiaire. Avant de rejoindre nos sièges, nous sommes invités à inscrire le nom d’une personne décédée sur un bout de papier, puis on nous offre une tasse de thé. Par ces gestes simples, la création prend d’entrée de jeu une dimension intimiste.

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Nous nous installons alors à même le sol ou sur une des chaises qui ceignent l’espace de représentation. Mais « représentation » n’est peut-être pas le bon terme – les premières paroles du spectacle, d’ailleurs, nous le signalent : « Ici commence la représentation. [Souffle]. Temps. Ici finit la représentation ». Par l’abolition de la représentation et de la distance entre le spectateur et l’acteur, une relation d’horizontalité se tisse entre les gens présents dans la salle, instillant en nous un sentiment de partage, voire de communion. Les interprètes, qui se promènent parmi le public (on se laisse particulièrement atteindre par la présence magnétique d’Émilie Monnet), nous transportent dans les mythologies anciennes et récentes, qui nous sont tantôt chantées, tantôt racontées. Le rythme est juste assez lent pour permettre aux paroles de se déposer en nous et laisser éclore le germe d’une question.

« I am knowing that I know nothing »

Depuis des millénaires, les mythes ont permis aux êtres humains d’expliquer leur genèse et leur finitude par des récits collectifs, de narrer des pans proprement inénarrables de l’existence humaine, tels que l’origine et la mort. La pièce ne propose pas de nouveaux mythes, mais livre plutôt une fresque mythologique, en mettant en écho différentes bribes de fables mondiales qui ont tenté de donner un sens à la mort, comme la Théogonie d’Hésiode ou le Livre des morts tibétain. Cet enchevêtrement des cosmogonies, tissées habilement dans une même toile par différentes associations, met tous ces discours sur un même pied d’égalité, puisqu’ils expriment la même chose : une quête du sacré.

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Mythe s’inscrit ainsi dans le courant postdramatique, c’est-à-dire que la pièce ne contient pas à proprement parler de dimension narrative, mais tend plutôt à s’extraire de la représentation. Dès lors, comment trouver ses repères dans cette proposition ? La ligne directrice prend forme dans la trame sonore, qui joue sur les motifs, les répétitions, les échos, les incantations. Les chants, appuyés par les sonorités d’orgue jouées par Mykalle Bielinski au clavier, ponctuent la pièce et lui donnent une profondeur mystique. Quelques paroles restent en mémoire : « I am knowing that I know nothing. »

Si le théâtre est un art qui sollicite fortement le corps du spectateur, l’intimité de la scénographie et de la mise en scène l’interpellent ici d’une manière douce, bienveillante, sans le transformer en proie ni miser sur sa position de vulnérabilité. Le public demeure d’un bout à l’autre bercé et contenu dans son rôle d’observateur. Cette position d’abandon, de confiance, voire de détente est cruciale pour la réussite du spectacle ; c’est la condition pour aménager un espace en soi où accueillir cette réflexion sur la mort, accepter qu’un sillon se creuse en nous au fil de la création et nous projette dans l’expérience d’un « plus grand que soi ».

Écueils

Si la pièce est très réussie, deux aspects m’ont laissée songeuse. D’une part, je me suis questionnée sur sa dimension bilingue, français-anglais. La traduction systématique par les interprètes de leur partition en anglais donne l’impression d’être dans un spectacle canadian. Si on peut saluer la volonté d’inclusion, le tout semble un peu plaqué et a pour effet de ralentir le rythme de la proposition. N’aurait-il pas été préférable d’ajouter des surtitres en anglais, de faire quelques représentations bilingues ou encore de proposer une semaine de représentations en anglais, comme l’a récemment fait le Black Theatre Workshop avec son spectacle Pipeline ?

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D’autre part, je me suis également interrogée sur l’usage des micros (qui est une pratique, hélas, de plus en plus répandue sur les scènes montréalaises). Il serait tombé sous le sens qu’on laisse la voix dans sa pureté vocale, qu’on entende le « souffle » des interprètes sans altération, d’autant que l’intimité de la salle permettait la projection de ce souffle dans sa nudité.

Communion

Malgré ces deux écueils, le spectacle réussit à nous émouvoir. Faut-il avoir vécu un deuil pour être touché ? Peut-être. Mais s’il y a bien une seule épreuve qui nous rassemble en tant qu’êtres humains, c’est d’être confrontés un jour ou l’autre à la perte d’un être cher. Mythe joue ainsi sur l’universalité du deuil.

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À la fin de la pièce, on m’a invitée à piger un bout de papier dans une boîte. « Manon ». Il me semble que, pendant un instant, elle est apparue, sur ce bout de papier, qu’elle nous a rendu visite, le souffle en moins. Présence-absence. Toute la construction d’intimité nous a sans doute préparés à nous rendre disponibles pour ce moment ultime. Comment un simple nom sur un bout de papier a-t-il pu faire naître ce sentiment incommensurable en moi ? La perte s’était imprimée sur ce bout de papier ; pendant ce temps, quelqu’un d’autre dans la salle portait entre ses mains le nom de mon père. Nous avons respiré, ensemble.

crédits photos : Yanick Macdonald

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