Le dernier geste

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CHSLD, mon amour, Danic Champoux, Canal D, 2020, 76 minutes.

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Sauver son âme

La vie
reste le dernier geste
— Ouanessa Younsi, Soigner, aimer

« Si je prenais mon CV et que je faisais deux colonnes, il y a deux genres : “gagner sa vie” et “sauver son âme”. CHSLD, mon amour fait partie des films importants pour moi, des films essentiels. […] Il faut le faire, parce qu’on est obligé de le faire », explique Champoux à Bruno Dequen, directeur artistique de RIDM, dans le cadre duquel est diffusé son dernier documentaire. Outre l’ironie d’un vrai créateur qui, à la sortie de Mom et moi (2011), mentionnait qu’il ne s’agissait que d’un film de commande (alors qu’il s’agit d’abord une œuvre personnelle qui aborde avec force des thèmes difficiles), on comprend bien l’importance de ce dernier long métrage dans la carrière de Champoux : en observant dans un fin mélange de douceur et de violence, d’humilité et d’humiliation, le quotidien de quelques préposés et bénéficiaires du Centre d’hébergement et de soins de longue durée Émilie-Gamelin, situé à un coin de rue de chez lui, le réalisateur livre un puissant témoignage sur la résilience et l’importance de créer du lien.

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Donnant à voir une série de portraits, faisant tenir ensemble des réalités disparates et offrant une perspective inédite sur différents gestes de tendresse et de folie, CHSLD, mon amour souligne l’évolution et la cohérence de l’œuvre de Champoux, documentariste dostoïevskien qui, de film en film, nous fait découvrir une humanité bigarrée, grouillante, alors même qu’il semble faire en public son examen de conscience. Il faut prendre au sérieux cette affirmation : pour Champoux, le documentaire doit permettre de sauver son âme. « Chacun ne peut juger que d’après soi-même », écrivait l’auteur des Possédés. Toujours présent dans ses films, choisissant des sujets près de lui (sur le plan social, démographique, géographique, affectif, etc.), le documentariste semble être l’illustration parfaite de cette manière de vivre avec soi-même et avec les autres.

C’est beau la vie

Mais qu’y a-t-il donc à l’origine d’un documentaire ? La faute, l’erreur, le péché ? Pour commencer à répondre à ces questions, il faut écouter l’ouverture de deux des plus grands films de Champoux : Séances (2012) – film qui, par ses thèmes, semble former un diptyque avec CHSLD, mon amour – et Autoportrait sans moi (2014). Écouter est bien le bon verbe, car ces documentaires ne commencent pas par l’image, mais par le son. Avec Séances, ce sont d’abord les bruits, teintés d’écho, des machines et du matériel médical qui donnent une profondeur et un hors champ à l’écran noir (celui de la mort ?) que nous avons sous les yeux. Pour le générique de fin, alors que nous voyons les noms de tous les participants du film défiler en blanc sur un écran noir – patients qui, entre le tournage et la diffusion du film, ont pour la plupart succombé au cancer qu’ils tentaient de combattre par les séances de chimiothérapie dont nous avons été les témoins discrets –, ce sont maintenant les voix qui percent le voile de l’image une fois le film terminé : « la vie continue, la vie continue », entend-on à plusieurs reprises. Le même procédé, d’ailleurs, sera repris dans CHSLD, mon amour. La maladie, la mort, la vie : le documentaire selon Champoux est une lutte avec des forces primordiales, que le réalisateur tente d’agencer, d’harmoniser le temps d’un récit, pour en extraire un sens et, si possible, un espoir.

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Avec Autoportrait sans moi – film interdit aux moins de 16 ans même si l’on n’y voit que des adultes qui, sur fond blanc, racontent des épisodes de leur vie –, les bruits d’ouverture sont encore plus lugubres : alors que défilent les signatures des quelque cinquante personnes qui seront amenées à prendre la parole dans le film (sur les cent cinquante qui ont été interviewées), des bruits lugubres et inquiétants se font entendre. La création d’une telle ambiance sonore oriente tout de suite la réception du film vers un horizon d’attente très glauque. Pourtant, que fait Autoportrait sans moi sinon donner la parole à ces pauvres gens – parfois comiques, parfois loufoques, parfois pathétiques, mais toujours tellement humains – pour qu’ils livrent leur vie au gré de leurs souvenirs et de leurs rêves ? Plus le film avance, plus nous verrons apparaître dans la blancheur d’abord immaculée du plan une série de taches noires et d’éclats de lumière qui masqueront progressivement les visages et les corps. Raconter la vie, chez Champoux, ne se fait pas sans une certaine dose d’inquiétude, qui montre que l’existence n’est pas pour tout le monde chose facile.

Sans pour autant reprendre explicitement un type de narration ou un principe esthétique – Champoux ayant la faculté particulièrement accrue de se renouveler de film en film –, CHSLD, mon amour se comprend à la lumière des expérimentations de Séances et d’Autoportrait sans moi, au même titre qu’il continue, avec Conte du Centre-Sud (2016), l’exploration du quartier où le réalisateur a grandi et où il a choisi de continuer à vivre. Ayant bénéficié d’un tournage sur dix mois, CHSLD, mon amour est le fruit d’une relation développée sur le long terme avec quelques personnages que les spectateurs, eux aussi, apprendront à connaître : d’abord Stéphanie et Yvon, deux préposés responsables de leur étage, puis Mme Lebut dont le visage témoigne d’une profonde douleur de vivre, Mme Brabant, comiquement salace quand elle ne vit pas une de ses crises d’anxiété, Mme Lachance, qui répète à qui veut l’entendre qu’« on est bien ici », Mme Constantin, qui ne fait que grogner, M. Bouliane, dont la jeunesse détonne dans ce portrait des corps déchus et des esprits perdus. Non pas filmé comme un hôpital, et encore moins comme un « mouroir », le CHSLD est traité par Champoux comme un véritable milieu de vie où s’affrontent l’ombre et la lumière. Conjuguant avec maestria l’espoir et la détresse, le documentariste sait extraire la complexité du milieu, avec ses interactions et ses usages, auquel il s’intéresse. À nouveau, malgré l’accablement qui, de manière générale, caractérise la situation des habitants de ce milieu, Champoux va montrer que, malgré tout, une certaine joie de vivre va résister, qu’une lueur persiste au fond des ténèbres.

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« C’est beau la vie, hein ? Vous aimez ça la vie ? », demande candidement l’animateur qui, dans la salle commune, vient de chanter la célèbre chanson de Jean Ferrat, dont les paroles résonnent drôlement entre les murs d’un CHSLD. Sans ironie de potache et sans optimisme à l’eau de rose, Champoux refuse à la fois la caricature d’un freak show et la bien-pensance d’un coach de vie. Explorateur passionné des bas-fonds, le réalisateur est à la recherche d’une vérité sur la nature humaine qui dépasse la seule existence de ses sujets. La dimension éthique du geste de documentariste se prolonge dans une réflexion métaphysique sur les différentes manières de continuer à habiter le monde malgré l’inévitable sentiment de finitude.

Ça a été

Car CHSLD, mon amour n’est pas un film sur l’espace, mais un film sur le temps. Rappelons, déjà, les circonstances extraordinaires qui entourent la production du film : le tournage de CHSLD, mon amour, en effet, s’est arrêté deux jours avant le décret de la pandémie en décembre 2019. Pendant qu’il travaillait, toujours avec René Roberge, au montage de son film, Champoux a donc pu assister au développement de la COVID-19 au Québec, notamment, au printemps 2020, à la situation dramatique des CHSLD, lieux comme on le sait qui ont été particulièrement touchés par le virus. Avec ses fêtes costumées et ses grandes réunions, le monde que décrit CHSLD, mon amour – sans que cela ne fut jamais l’intention du cinéaste et de son équipe – est devenu un monde qui n’existe plus. Aussi noir que puisse sembler le portrait qu’il a dessiné de la faune des CHSLD à l’automne 2019, il faut bien comprendre que, un an plus tard, la situation est drastiquement pire. Marquant vraisemblablement un point de non-retour pour les milieux hospitaliers et pour les CHSLD, la COVID a projeté la réalité du documentaire dans un passé aujourd’hui inatteignable et qui ne peut que nous laisser pantois. Lors de son entretien avec Dequen dans le cadre des RIDM, Champoux mentionne d’ailleurs que cette question fut le réel enjeu de la postproduction du film : fallait-il, ou non, inclure une réflexion sur la COVID et son impact sur les CHSLD au Québec ? La bonne réponse – celle qu’a tout de suite défendue le réalisateur – était évidemment de ne pas en faire mention, sinon, indirectement, qu’avec la mention « Automne 2019 » qui apparaît sur fond noir lors du premier plan du film, juste avant que ne se fasse entendre le cor mélancolique qui offre l’une des rares musiques extradiégétiques de l’œuvre. Entre le temps du tournage et le temps de la diffusion, le monde a changé. CHSLD, mon amour est un film sur la valeur attractionnelle du passé : à coup sûr, regarder derrière nous produira un choc.

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Cette réflexion sur le temps et sur le passé provoquée par les circonstances extérieures d’une crise sanitaire à l’échelle mondiale était déjà présente, de manière intrinsèque, dans le petit milieu dont Champoux nous livre la chronique. En effet, les scènes les plus bouleversantes du film sont celles où la caméra s’attarde sur des photographies montrant les protagonistes avant leur entrée au CHSLD. Même s’il répète en entretien avoir voulu faire un film doux, Champoux, à travers cette utilisation du matériel photographique, travaille au contraire une dimension particulièrement douloureuse du temps. En voyant la photographie du bénéficiaire, tout souriant, capable d’adopter la posture et les gestes de la vie en société, on assiste à un court-circuit temporel : malgré les ressemblances, impossible de croire qu’il s’agit de la même personne. Ces scènes, les plus belles et les plus fortes de l’œuvre, demandent à repenser l’esthétique générale du film. Ayant préféré l’utilisation du trépied et du plan fixe, plutôt que celle d’une caméra à l’épaule, trop nerveuse et trop journalistique pour le contexte paisible qu’il veut créer, le documentariste ne travaille-t-il pas lui aussi un imaginaire photographique ? C’est d’ailleurs ce que fait également François Delisle dans son court métrage CHSLD, uniquement composé de photographies, lui aussi présenté aux RIDM.

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« Le “choc” photographique consiste moins à traumatiser qu’à révéler ce qui était si bien caché », écrivait Roland Barthes dans La chambre claire. Ce choc que nous fait découvrir CHSLD, mon amour, c’est celui, pourtant si banal, d’une vie avant la vieillesse et avant la maladie. Mélange d’ombre et de lumière, la photographie est un art du contraste et de l’ébranlement. Peuplé d’êtres qui, oscillant sur les échasses de leurs années, ont traversé de l’autre côté de la vie, le CHSLD est un milieu de vie où le temps s’arrête, à moins d’être réactivé, par un signe fortuit rappelant le monde d’avant, à travers la brûlure du passé. La vie reste le dernier geste que l’art doit capter, soigner, aimer.

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