Le cœur de l’hôpital, le cœur tout court

hopital
18.08.2016

Christine Germain, Cœur de bête hôpital, Montréal, Rodrigol, 2015, 41 p.

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Active dans le milieu théâtral – elle a notamment écrit des pièces pour le Théâtre Urbi et Orbi –, Christine Germain est une poète et une artiste de la voix : en témoignent ses multiples participations à des festivals littéraires. Celle qui a codirigé, avec Michel Garneau, l’émission littéraire «Les décrocheurs d’étoiles» à la chaîne culturelle de Radio-Canada dirige également la collection «Hôtel Central» chez Planète rebelle, maison d’édition où elle a fait paraître trois recueils, Textes de la soif. Monologues à voix haute (1999), Journal Territoire. Bestiaire à têtes de femme (2004) et Soirs menteurs (2010), tous accompagnés d’un disque compact sur lequel elle interprète ses textes sur fond de musique expérimentale. À l’automne 2015, les Éditions Rodrigol, une maison montréalaise active depuis 2003, lançaient Cœur de bête hôpital, le quatrième livre de l’auteure. Très court, comptant à peine plus de quarante pages, ce recueil à la facture impeccable transporte le lecteur dans le milieu hospitalier, thématique qui peut paraître a priori inusitée, mais à laquelle nous ont initiés plusieurs poètes : il suffit de penser à Marie Uguay et à ses textes percutants sur la maladie et la dégénérescence physique, à Rachel Leclerc ou, plus récemment, à David Goudreault et à son recueil Premiers soins.

Comme le laisse sous-entendre le titre du livre, la proposition de Germain consiste à présenter, dans ses moindres miroitements, le cœur même de l’hôpital, cette espèce de bête (in)humaine, grotesque et sans pitié où les personnes ne sont plus que des corps esseulés et meurtris – tant physiquement que psychologiquement –, quelques numéros de plus au sein d’un appareil gouvernemental et administratif qui ignore tout des réalités humaines, des nobodys que même la vie a oubliés. Dans cet univers où les quelques rescapés s’abreuvent des « larmes chaudes du vivant » et où on ne se soucie des vivants que s’ils sont morts, la colère ainsi que le refus de se soumettre à la mort, à l’inacceptable, deviennent des attitudes salvatrices, des stratégies de survie : «le monsieur qui marche est suivi pas à pas / parce que le monsieur qui marche veut sacrer son camp».

Les textes de Cœur de bête hôpital grondent littéralement de colère, d’indignation et de révolte, que ce soit contre la maladie, la déchéance, les conditions toujours plus inhumaines au sein du milieu hospitalier, ou encore le climat social et politique en général. Plusieurs textes ont en effet comme toile de fond les événements du printemps 2012. L’hôpital n’est pas un lieu à l’abri ou en retrait des conflits sociopolitiques : il se situe au cœur même de «l’histoire [qui] se joue», tandis que «l’état surveille et prend des notes» et que «le printemps gronde». Ce lieu (in)hospitalier a lui aussi un corps, un corps révolté qui dénonce les iniquités du monde chaotique dans lequel on vit :

Hôpital cœur    Hôpital poumon

à chaque fois qu’au centre-ville ça frappe

et que ça s’injustice encore

Toutes ces mains posées sur les temps des démunis

constatent le grand dérèglement

dans les chambres    les patients ne sont qu’excitation

cris et déguisements d’enfance

les murs vibrent       ça respire fort et ça crache noir

Hôpital veines et souffle las

tu dis tout bas cette ville chaotique qui me fait peine à voir
 

Montréal, la ville qui bat

Tout au long de son livre, Germain affiche un parti pris pour les laissés-pour-compte de la société, les marginaux, les minorités ethniques, les hommes et les femmes qui ont tout perdu, jusqu’à leur propre nom : «Un dernier appel une plainte restée intacte / un cri devant ses propres enfants / qu’il ne reconnaît plus». En fait, c’est le Tout-Montréal des «bas-fonds» qui est représenté dans Cœur de bête hôpital, avec sa faune, ses personnages typés et puckés, et bien sûr son cœur, tantôt malade de violences, tantôt guéri de ses blessures, qui bat au même rythme que celui de ses habitants. Ce qui fait écrire à l’auteure : «Montréal la vie qui bat».

Avec Cœur de bête hôpital, Germain entend justement montrer que l’hôpital, au contraire de ce que d’aucuns pourraient croire, est un lieu de cœur, un lieu où le cœur humain dévoile ce qu’il recèle de plus vil, de plus abject, mais aussi d’humain, de beau. Une parole accueillante, une main tendue pour affronter l’innommable, une fraternité qui se tisse devant l’inévitable; le moindre petit geste, aussi infime soit-il, compte et permet d’échapper à la mort, ne serait-ce qu’une seconde : «tenter de lui transmettre en un simple sourire / un peu de paix».

C’est cette tension entre l’humain et l’inhumain, «Éros et Thanatos», la vie et la mort que Germain explore dans de courts poèmes largement narratifs, simples (sans être simplistes; chaque mot a été sciemment choisi) et émouvants (sans verser dans le pathos et le misérabilisme foncier). Il s’agit en fait de brèves vignettes, des croquis sur le vif qui oscillent parfois entre l’anecdote et le fait divers. Cette poésie prend même des allures de reportage, voire d’enquête sociologique sur un milieu, ses travailleurs, ses patients, tous à la recherche d’authenticité dans un monde de plus en plus gangrené par les faux-fuyants. Fine observatrice de la condition humaine, l’auteure se montre sensible et empathique à ceux qui sont réduits au silence, à ceux qui, faute de voix, n’ont que la colère et l’indignation pour dire qu’ils sont à la recherche d’humanité, d’un cœur. 

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