Langueur et gourmandise

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Anne Villeneuve, Une longue canicule, Montréal, Mécanique générale, 2017, 216 p.
Philippe Girard, Le couperet, Montréal, Mécanique générale, 2017, 1054 p.

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À l’exception de la série C’est pas facile d’être une fille de Bach, la maison d’édition Mécanique générale se caractérise depuis quelques années par la publication de « romans graphiques », c’est-à-dire des albums de bande dessinée de format et longueur variables, présentant un récit autonome. La plus récente livraison de l’éditeur propose deux albums très différents : Une longue canicule, la première bande dessinée pour adultes d’Anne Villeneuve, illustratrice chevronnée, et Le Couperet, la plus récente œuvre du vétéran Philippe Girard.

Une longue canicule constitue une approche intéressante du roman initiatique. Marie-Hélène, madelinote récemment débarquée à Montréal, apprivoise son nouvel environnement sur fond de chaleur étouffante. On y trouve quelques aspects plus convenus comme « la quête de l’amour » et « le secret tragique du passé révélé vers la fin du deuxième acte », mais les protagonistes ne sont pas trop typés. L’antagoniste, un prédateur sexuel rôdant dans le quartier, n’est pas « machiavélique » et par ailleurs, il n’apparaît qu’épisodiquement. L’adjuvant protecteur n’est pas exactement « chevaleresque ». La dame âgée voisine n’est pas « empreinte de sagesse », le méchant rôdeur occupe un rôle secondaire. Il y a quelque chose de rafraîchissant à lire un récit ordinaire, où le but de la quête de la jeune ingénue n’est pas de « devenir journaliste d’enquête » mais de réapprendre à nager et de cuisiner un gaspacho sans faire de dégât. Le fait de ne pas mettre en place des enjeux élevés favorise une lecture plus contemplative et sans hâte, ce qui permet de savourer à sa pleine mesure au travail graphique de Villeneuve.

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En effet, le dessin de Villeneuve est d’une élégance raffinée et d’une justesse assez considérable considérant l’outil utilisé. Le choix du lavis pour donner de la profondeur aux images est un peu à déplorer puisque les teintes sont toujours un peu trop foncées et semblent avoir été déposées avec trop d’entrain sur la feuille. L’image en couverture – et une consultation de son site Web – fait rêver de ce qu’aurait pu être un album couleur d’une telle dessinatrice. En phase avec l’évolution du récit, on découvre aussi belle lettre d’amour à une ville que la protagoniste apprend progressivement à aimer malgré ses défauts, ce qui est reflété par une mise en image de Montréal dans toute sa laideur séduisante. Un rendu parfois chancelant de la perspective et des volumes de corps très variables peut parfois attirer l’attention sur eux et entraver momentanément le plaisir de lecture, mais ces accrocs se font rapidement oublier grâce à des scènes attendrissantes.

Le couperet est une proposition plus décalée ; organisé autour d’un repas où plusieurs spécialistes discutent du cas étrange d’un individu dont les déclarations se littéralisent et l’estropient peu à peu, la narration est segmentée autour des sept services d’un repas, où l’on voit un chef sadique préparer des mets dangereux, les convives discuter et le protagoniste principal se démantibuler peu à peu. L’humour noir de cette prémisse devient toutefois assez redondant et prévisible.

Il est un peu navrant que Girard n’ait pu faire davantage avec son concept par ailleurs intéressant. La malédiction qui s’abat mystérieusement sur son protagoniste aurait pu donner lieu à davantage de situations amusantes, mais l’auteur a plutôt choisi de procéder méthodiquement à un démembrement en règle. Dans son empressement de passer au massacre de son personnage, il a oublié d’ajouter de la chair sur l’os ; tous ses personnages ne semblent avoir été créés que pour être mis au service de son concept, et leurs destinées ne présentent donc qu’un intérêt très limité pour le lectorat.

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Les scènes à réchapper de ce gaspillage sont ces superbes constructions visuelles de mises en page tabulaires, ainsi qu’un passage qui verse dans le surréalisme sans crier gare. Les concoctions de plats funestes, présentées sur deux pages au début de chaque section sont également fort jolies mais donnent l’impression d’un remplissage. Ceci est d’autant plus dommage que Girard a énormément progressé comme artiste. Je garde un souvenir enthousiaste de ses premiers albums parus il y a une dizaine d’années chez Mécanique générale, avec ses dialogues improbables et truculents entre personnes célèbres, mais dont le pendant visuel ne flattait pas le regard. Il a acquis beaucoup d’assurance et de versatilité dans son dessin, mais l’a malheureusement – cette fois-ci – mis au service d’un récit bancal et bâclé.

Au final, les deux œuvres auraient gagné à être allongées d’une cinquantaine de pages. Dans le cas d’Une longue canicule, il aurait été utile d’approfondir la relation de Marie-Hélène avec un ami qui fait office de figurant pendant une bonne partie de l’œuvre mais qui se voit éventuellement confier un rôle plus important de manière un peu inattendue. Ou, tout simplement, pour poursuivre le déploiement de l’atmosphère mise en place dans l’œuvre ; on peut presque respirer la chaleur dans quelques planches, des ajouts de quelques planches tout en langueur auraient été bienvenues. Quant au Couperet, excessivement découpé en séquences successives (page-titre, intertitre visuel, concoction culinaire, discussion des convives, séquence de personnage principal), on aurait tout simplement souhaité que l’univers assez dispersé, dont les différents embranchements sont mis en place de manière laborieuse et noués de manière précipitée dans les dernières pages, soit approfondi. Or, c’est peut-être sans doute le cas de bien des romans graphiques, dont le format ambitieux entraîne souvent chez le lecteur que je suis une gourmandise équivalente. 

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