La possibilité d’une île

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06.06.2017

La posibilidad que desaparece frente al paisaje, idéation et création : El Conde de Torrefiel en collaboration avec les interprètes ; mise en scène et dramaturgie : Tanya Beyeler et Pablo Gisbert ; texte : Pablo Gisbert ; interprétation : Nicolás Carbajal Cerchi, David Mallols, Tirso Orive Liarte et Albert Pérez Hidalgo ; voix : Tanya Beyeler ; lumières : Octavio Más ; scénographie : Jorge Salcedo ; musique : Rebecca Praga et Salacot. Un spectacle de El Conde de Torrefiel présenté au Théâtre Jean-Duceppe les 5 et 6 juin 2017.

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Le paysage est une force tranquille. La beauté intrinsèque au paysage aveugle sa réelle valeur, celle de témoin d’une époque, d’un moment, du temps. Cette valeur, on l’a marchandée pour l’intégrer à notre quotidien. La question sur laquelle repose la proposition théâtrale La posibilidad que desaparece frente al paisaje – La possibilité qui disparaît face au paysage de la compagnie barcelonaise El Conde de Torrefiel tente de cerner la compatibilité entre quotidien et paysage. De quoi est fait le quotidien de tous, si différent pour tout un chacun, alors qu’il semble pourtant y avoir une constante les reliant. Dix villes de par l’Europe, chacune avec en son centre d’illustres inconnus ou de banales vedettes qui réfléchissent, parfois sans même le savoir, à leur rapport au paysage.

Ils seront de Madrid, de Berlin, de Marseille, de Manchester, de Kiev, de Bruxelles, de Thessalonique, de Varsovie, de Lanzarote et de Florence. Dans ces villes on ira rejoindre érudits et chômeurs, philosophes et écrivains, artistes et spectateurs. Que ce soit les 5 000 conviés au Mémorial de l’Holocauste à Berlin ou la centaine de spectateurs à Bruxelles qui prendront part à une pièce de théâtre interactive, tous seront du paysage. Comme ces trois latinos dans une galerie à Bruxelles qui donnent leur intimité en spectacle pour quelques dollars au plus offrant. Cette philosophe de 97 ans à Varsovie qui écrit à son petit-fils sur le temps et son époque. Le procédé, tout aussi répétitif puisse-t-il être, demeure intact et efficace tout au long de la représentation.

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Michel Houellebecq s’en va au théâtre

La proposition de El Conde de Torrefiel est ici hautement littéraire. Sur une scène vide, immense plancher blanc qui servira de toile vierge pour chaque tableau à construire, défilera le quatuor d’acteurs. Jamais ils ne s’adresseront la parole, ni ne s’adresseront au public. Une voix hors champ place l’action, de ville en ville, place les personnages de fois en fois. Ces personnages ne seront jamais sur scène, ils ne prendront parole que sur l’écran ; les spectateurs lisent ainsi une conversation intime, une lettre pas encore envoyée ou une conférence universitaire. Dans le silence, les mots sont au cœur de la présentation, ils font ce qu’ils font de mieux : donner sens aux images trop souvent éculées.

Dès le premier tableau, en plein cœur de Madrid, un colloque universitaire se clôt sur une conférence qui fait grand bruit. Une chercheuse tient pour théorie que l’homme, depuis bon nombre d’années, a toujours voulu délimiter les choses pour échapper à l’immensité. La liberté marchandée entre les quatre murs de nos vies n’est qu’une façon de fermer les yeux sur la nature qui est à l’opposé de notre quotidien : sa liberté trop vraie n’est pas compatible avec la nôtre, elle nous domine. Elle persiste en soulignant que les changements climatiques sont une bonne chose : pour une fois que l’homme prend le dessus sur elle, il était temps.

Quelques tableaux plus loin, on est plongé en silence dans une chambre d’hôtel de Marseille avec Michel Houellebecq qui s’entretient avec une prostituée. Il ne la paye que pour la regarder et discuter avec elle, et le discours tourne autour de la fonction de l’artiste à notre époque. Selon lui, l’art endort la révolution, car elle la suggère. L’artiste n’est maintenant que là pour tout mettre en place pour un grand bouleversement, mais sans jamais rien enclencher. La présence concrète de Michel Houellebecq dans ce spectacle n’est point futile, puisqe son livre La carte et le territoire est à la base même de ce spectacle et des questionnements qu’il véhicule, questionnant notre rapport au paysage, à ses définitions pittoresques plutôt qu’à sa vraie histoire.

Spencer Tunick, lui, est à Berlin, conviant les gens à se dénuder près du Mémorial de l’Holocauste. Paul B. Preciado célèbre son anniversaire dans une galerie de Bruxelles en se remémorant son échec amoureux avec Virginie Despentes. Mary Midgley écrit une lettre, soulignant combien l’économie est parvenu à tout englober, nos joies comme nos tristesses, nos envies comme nos besoins. Tout y passe sauf l’ennui. L’ennui n’est pas assez vendeur, on ne sait encore lui attribuer aucune valeur. Trop souvent, dit-elle, on confond ennui et perte de temps. Les gens ne savent plus comment s’ennuyer. Ce passage n’est pas sans rappeler l’excellent essai The end of absence: Reclaiming what we’ve lost in a world of constant connection du Canadien Michael Harris, lui qui soulignait qu’en étant toujours joignables et rivés sur des écrans, nous avons oublié comment attendre l’autobus sans rien faire, comment s’ennuyer.

Conjuguer les paysages

El Conde de Torrefiel offre un spectacle excessivement brillant. Mettant en scène silencieusement des artistes de toutes sortes, tout comme des quidams, il parvient certes à questionner notre relation au quotidien et à l’immensité, notre aveuglement face au paysage, mais aussi, sans mot dire, il trace les limites de l’art, conviant écrivains et créateurs à réfléchir aux culs-de-sac dans lesquels ils se sont embourbés. De plus, tant l’économie de moyen de la proposition scénographique que la présence muette des acteurs laissent grand place aux spectateurs pour se perdre dans les méandres du spectacle, des paysages aussi réels qu’intellectuels dans lesquels nous sommes conviés à errer longtemps après la fin de la représentation.

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Qu’on pense à ces chômeurs de Thessalonique, touchés par la crise financière grecque, qui ont décidé d’investir tout ce qui leur restait d’argent pour l’investir dans du matériel de fête d’enfants, se disant qu’il y aura toujours quelque chose à fêter. Ou encore à ces spectateurs de Bruxelles arborant des écouteurs par lesquels un metteur en scène leur souffle des directions pour qu’un spectacle prenne vie. Plus particulièrement à ce couple qui, au moment où le metteur en scène demande aux participants de se séparer en deux groupes, entre ceux qui veulent des enfants et ceux qui n’en veulent pas, se retrouve en face-à-face avec, au centre, le constat d’échec de leur amour. Et aussi au musicien Blixa Bargeld, lors du tableau final, attablé dans un café de Florence, se questionnant quant aux futilités de la vie et des façons qu’on a de toujours fêter pour ne jamais penser, arrivant à la conclusion que nous avons tous une vie pensée et une vie parlée, et que lui, comme plusieurs, n’est pas encore parvenu à conjuguer ces deux paysages.

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Si le cinéaste Bernard Émond signait il y quelques années Il y a trop d’images, un recueil d’essais au titre puissant, on sort de La posibilidad que desaparece frente al paisaje se disant qu’ici, chaque image était précieuse et juste, que cette compagnie barcelonaise proposait un splendide pas de recul, une île de réflexion essentielle. Et on se surprend, sous la pluie, à faire un détour avant d’arriver à destination, parce qu’on se rend compte qu’on oublie trop souvent qu’on a le pouvoir de retarder le réel. 

crédit photos : Claudia Pajewski et Hervé Veronese

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