La guerre dans la peau

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Photo : Eva-Maude TC
23.11.2022

Tu ne me croiras pas. Mise en scène : Frédéric Blanchette. Dramaturgie : Guillaume Lapierre-Desnoyers. Interprètes : Mary-Lee Picknell et Mattis Savard-Verhoeven. Musique en direct : Vincent Carré. Assistance à la mise en scène : Andrée-Anne Garneau. Décor : Marie-Ève Fortier Costumes : Cynthia St-Gelais. Lumières : André Rioux. Régie : Charlie Cohen. Photos de promotion : Eva-Maude TC. Une production de Stuko-Théâtre. Du 14 novembre au 8 décembre au Théâtre La Licorne.

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Dans ce Roméo et Juliette des temps modernes, deux anciens amants de l’université se retrouvent des années plus tard alors que leur pays est en guerre civile. Chacun appartenant au camp adverse d’une ville séparée entre le Nord et le Sud, ils devront choisir de s’unir envers et contre tous, en faisant d’une manufacture abandonnée leur nid d’amour et de dispute. Mais que signifie vraiment « coucher avec l’ennemi » ? Que reste-t-il à donner de soi lorsque son monde chavire ? Est-il même possible d’aimer devant tant de division et de haine ?

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Photo : Eva-Maude TC

Universalité de la violence

À l’heure où l’Ukraine est envahie par les forces armées russes depuis plus de huit mois, Tu ne me croiras pas ne peut que nous faire penser aux horreurs que subissent jour après jour des milliers de femmes, d’hommes et d’enfants de l’autre côté de l’Atlantique. Pourtant, la pièce ne se déroule dans aucun territoire connu. Guillaume Lapierre-Desnoyers choisit en effet de réduire au minimum les indications spatiotemporelles au sein du texte, prenant le parti de l’universel plutôt que du particulier. N’empêche que l’on comprend, par une distribution très européenne et quelques indices contextuels, que cette guerre imaginaire éclate dans un pays d’Occident où le confort est d’ordinaire une chose acquise. « Si tu m’avais prédit mon avenir il y a un an, ou même cinq mois, je ne t’aurais pas cru. », confie la femme dans son monologue d’ouverture. Le nom des personnages ne sera pas non plus révélé, de façon à renforcer l’interchangeabilité des lieux et des événements de l’intrigue.

En dehors des dialogues qu’ils s’échangent entre eux, les amants s’adressent la plupart du temps à un « tu » dont l’identité se clarifie au fil de la représentation et auprès de qui ils témoignent de leur histoire comme on peut le faire dans un journal intime. Au sein de la manufacture, une règle est adoptée : ne jamais parler du conflit ni s’abandonner à une rhétorique polarisée entre le « Vous » et le « Nous ». Or, rapidement, les événements extérieurs s’infiltrent dans les discussions du couple, de sorte que disparait toute ligne de démarcation entre collectivité et individualité, enjeux nationaux et vie privée, violence et sécurité. C’est d’ailleurs une des forces de la dramaturgie que d’opposer à travers les protagonistes deux visions distinctes de la guerre, soit la collaboration et la résistance. Alors que la femme fait partie d’un groupe révolutionnaire féminin qui mène des actions de dissidence (souvent au péril de la vie de ses membres), l’homme, de son côté, se montre beaucoup plus enclin à coopérer avec le pouvoir ; de même, si la première souffre de ce que la guerre entre « par ses pores de peau et contamine tout », le second désire avant tout « sauver sa peau ». Ainsi, l’écriture de Lapierre-Desnoyers, sans pour autant réinventer la roue, manie le thème de la guerre avec aisance et même avec poésie. Le texte est également porté avec une grande justesse par les interprètes (je souligne particulièrement la performance de Mary-Lee Picknell, qui fait preuve d’une agilité émotionnelle hors pair tout au long de la représentation).

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Photo : Eva-Maude TC

Malaise dans l’espace

La mise en scène de Tu ne me croiras pas, néanmoins, n’apparaît pas toujours à la hauteur de la densité dramaturgique. Comme si on avait voulu homogénéiser l’action sur scène, les comédiens sont rapidement restreints dans leurs mouvements et leurs déplacements : soit ils répètent leurs pas de façon un peu ennuyeuse, soit ils peinent à puiser des éléments dans leur environnement pour nourrir leur interprétation. Cette faiblesse a surtout à voir, me semble-t-il, avec la disposition de l’espace scénique, encombré d’un côté par des ruines, de l’autre par l’attirail d’instruments de Vincent Carré, le musicien qui produit la trame sonore du spectacle en direct, mais dont la présence n’est pas véritablement exploitée par la scénographie. On en vient alors à souhaiter que les comédiens se retrouvent seuls sur les planches pour mener la tension dramatique à son paroxysme et – pourquoi pas? – nous faire vibrer.

Juste sans être puissante, Tu ne me croiras pas aurait donc mérité une mise en scène plus audacieuse qui aurait à la fois sauvé l’histoire de sa monotonie et exulté les envolées lyriques avec lesquelles peu à peu s’instaure une distance. Reste que, par son actualité thématique, l’œuvre nous rappelle la violence humaine qui germine encore et toujours en menaçant de ravager d’autres existences innocentes. Aux êtres qui résistent à la tyrannie, je dédie et relie les inscriptions murales juxtaposées en arrière-scène du spectacle : « Mes yeux visent mal sous les larmes », mais « We will fight until the end ».

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Photo : Eva-Maude TC

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