La Goddam Voie lactée : qui sème le vent récolte la tempête

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07.06.2021

La Goddam Voie lactée, idéation, chorégraphie et mise en scène Mélanie Demers. Interprétation Stacey Désilier, Frannie Holder, Brianna Lombardo, Chi Long, Léa Noblet Di Ziranaldi. Musique Frannie Holder. Apprentie Misheel Ganbold. Répétitions Anne-Marie Jourdenais. Dramaturgie Angélique Willkie. Lumières Claire Seyller. Costumes Elen Ewing. Son Benoit Bouchard. Direction technique Hannah Kirby. Production et régie Mélanie Primeau. FTA, Théâtre Rouge du Conservatoire, jusqu’au 6 juin.

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« (…) ce qui est pire que la vipère et que le feu,
une femme méchante, on n’y connait point d’antidote,
tant pour la race humaine nous sommes un fléau »
Andromaque, Euripide

La scène est accueillante, superbe : rouge et nocturne, éclairée de côté en orange, sertie de hautes plantes et de cinq tables métalliques. Dans ce vaste salon, il ferait bon se retrouver entre amies. Et voici qu’elles sont cinq interprètes toniques – une chanteuse accompagnée de quatre guitaristes –, qui jaillissent telles des diablesses en combinaisons orangées, pour mettre de l’ambiance. Cinq déesses, entraînantes et bouleversantes, tour à tour énergiques et tendres, colériques et hurlantes, livrent leurs tribulations. Aux limites de la contorsion et de l’impudeur, ces sorcières dévoilent incidemment leurs adversaires, tenus en respect dans un invisible hors-lieu. L’Olympe n’a pas connu de jours meilleurs.

La pièce est déjantée, la danse indescriptible, tant le mouvement est hirsute, fuligineux, sulfureux, décomposé par la vigueur de l’exorcisme et par l’excès, le paroxysme de la transe extériorisant des douleurs incorporées. De là, elles célèbrent une harmonie musicale captivante, présente en continu. Chi Long et Stacey Desilier, merveilleuses beautés, ont des airs de fées jaillies de volcans. Brianna Lombardo pare ses allures insolentes sous les déguisements d’Elen Ewing. Toutes partagent des effets de rutilance, de rougeoiement intérieur, « orange mécanique » au féminin.

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Gare aux esprits chagrins

La recherche scénique sur la frustration et la protestation quant à l’état de notre monde nous saisit, et la pièce se meut en incantation offerte à la vitalité. Il faut en déployer beaucoup, pour que se libèrent les cris équivoques, entre puissance et douleur, jouissance et enfantement. Ces furies enchanteresses disent avec leur souffle de gorge les blessures faites à la beauté, à la féminité et à la joie de vivre. Puissante musicienne, Frannie Holder nous emporte en voltige dans les machines volantes, sur sa voix céleste, sautant du récitatif à l’opératique comme un avion en looping.

Création conçue dans l’urgence liée à la pandémie, la pièce répare ces temps de restrictions et d’interdits qui coupent le ressort des revendications de reconnaissance, d’égalité et de décence pour la vie des femmes, des Noirs et des minorités de genre. Qui pensait en finir avec la grogne politique sera invité à pénétrer de plus belle au Panthéon du souffle vital.

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Combien cette énergie m’a réjouie, par sa colère, sa rage complice, dans ces accords musicaux développés en tons majeurs avec une puissance mâle ! Contrairement à l’étymologie du mot, la virulence n’est pas réservée aux hommes. La folie quotidienne du monde trouve ici une réponse dramaturgique cohérente, signée par Angelique Willkie, notamment dans la réunion des interprètes en cercle de sorcières lors de la scène finale ou lorsqu’une des déesses s’acharne sur une fausse plante. Tous ces signes font exploser les symboles sur des rythmes communicatifs, les fumées rappelant que tout cela est théâtre et que l’imagination musicale et dansée vante la fête – ce que l’écrivain Philippe Muray appelait « Festivus Festivus », expression qu’il inventa pour désigner « le festivocrate de la nouvelle génération qui vient après Homo sapiens » pour nous empêcher de désespérer. Oui : « La fin du monde est reportée à une date antérieure. »

Chamanes

La magie d’un jeu inattendu sépare la société en deux, grâce à des tableaux féministes qui résonnent dans l’existence d’un monde parallèle à l’ordinaire, avec ces déesses de la nuit incarnant Lilith ou Astarté, figures noires de divinités lunaires qu’on vénérait à l’origine des temps.

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Il y a en effet un culte réunissant ces femmes, la chorégraphe Mélanie Demers et ses danseuses livrant l’énergie d’un Qi Gong en relation avec la création du monde. Est-ce une mémoire secrète ? Une connaissance mythique de ce que représente l’humain·e muni·e d’un bâton rituel, c’est-à-dire du Temps, ce sceptre que brandit Léa Noblet Di Ziranaldi ? L’union des continents est sensible dans les représentations de Demers. Son imaginaire traverse les cultures, retenant des symboles d’une création née des femmes, avant même que le monde devienne deux, double, duel et cruel /01 /01
En complément d’analyse, on se reportera au podcast réalisé par Mélanie Demers avec ses collaboratrices : https://maydaydanse.ca/podcast/
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C’est tout sauf un sacrifice, ce « théâtre sauvage », selon l’expression (empruntée à Artaud) du metteur en scène Guillaume Béguin. La vilénie du monde n’embarrasse pas ces déesses livrées à la débauche de leur affirmation. L’exaltation n’y est pas tragique. On dirait que le chœur antique occupe maintenant toute la scène, nettoyée de ses grands héros meurtriers, violeurs, guerriers, amoureux volages, destructeurs au nom de quelque passion jalouse et conquérants à la recherche de nouvelles tribulations glorieuses. Les héroïnes antiques assassinées s’y vengent des principes d’ordre gouvernants en hurlant l’antidote d’un désordre bienfaisant.

Il reste quelque chose de cette humanité antique, aussi grandiose que grossière, dans La Goddam Voie Lactée. L’adolescence, peut-être. Quelque chose de l’Odin Teatret d’Eugenio Barba. Car ce n’est pas la destruction de la Cité qui est ici proposée, encore moins une Apocalypse. C’est une réponse, une alternative, un rappel à une autre échelle avertissant que la manipulation et la peur, brimant la vie, produisent des passions qui reviennent en boomerang des zones opprimées.

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crédits photos : Mathieu Doyon

 

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En complément d’analyse, on se reportera au podcast réalisé par Mélanie Demers avec ses collaboratrices : https://maydaydanse.ca/podcast/

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