La fois où ils ne se sont pas envolés…

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Sauvageau Sauvageau d’après l’œuvre d’Yves Sauvageau, adaptation et mise en scène de Christian Lapointe, avec Paul Savoie et Gabriel Szabo.

Présenté au Théâtre d’Aujourd’hui (Montréal) du 22 septembre au 10 octobre 2015 et au Théâtre Périscope (Québec) du 10 au 28 novembre 2015.

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Yves Sauvageau est cet acteur et ce metteur en scène mort trop jeune et décrit par ceux qui l’auront connu comme toujours en foisonnement, désordonné, solitaire, provoquant, et vulnérable, puisque tout le blessait. Encore aujourd’hui, sa popularité ne se dément pas : puisque rares sont en effet les écoles de théâtre ou conservatoires qui n’ont pas à leurs auditions des extraits de Wouf Wouf, sa pièce la plus connue.

Christian Lapointe, qui en fait l’adaptation et la mise en scène, s’intéresse plus au mythe de Sauvageau qu’à son théâtre, bien que les deux soient intrinsèquement liés. Il s’intéresse à son écriture de l’intime, à ses carnets. Pour ce faire, il fait dialoguer le jeune Sauvageau à la veille de sa mort et de son éternelle jeunesse (l’auteur torturé, trop grand pour un monde trop petit, s’est enlevé la vie en 1970 à l’âge de 24 ans, rappelons-le), avec le Sauvageau de 2015, à l’âge et à la maturité qu’il aurait aujourd’hui.

Cette conversation, bien qu’intéressante, tombe trop souvent à plat, surtout face au jeu incompatible des deux acteurs qui portent à eux seuls ce monologue de Sauvageau avec lui-même. Gabriel Szabo force son jeu d’acteur avec une voix qui semble empruntée ou tirée de l’époque, mais, parce qu’il n’arrive pas à se l’approprier, il alterne entre ultra-joué et ordinaire, ce qui produit une voix non ajustée, qui déconcentre et déconcerte aussi. Malaise. Il manipule également mal le micro lors de ses lectures si bien que nous perdions parfois sa voix, du moins ses paroles.  Même chose pour son personnage, qui rit pendant la présentation de la vie de Sauvageau, assez hors ton pour que la spectatrice que je suis n’ait cessé de se demander s’il jouait son rôle ou était pris d’un fou rire. Heureusement, son monologue très physique et essoufflant pendant lequel il se tient debout sur une chaise le sauve, lui acteur, ou enfin ce qu’il (re)présente de Sauvageau jeune. Une chorégraphie des mouvements de vie, de ce désespoir qui ne s’essouffle tout simplement pas.

À l’opposé, le jeu de Paul Savoie est lisse, mature, sans faux pas. Son Sauvageau, qui se doit d’être plus sage, discute avec une belle voix chaude et un accent québécois qui ne verse jamais dans le joual. Conséquemment, la jeunesse personnalisée par Szabo y perd au change, ayant toujours l’air de chercher son registre. Malgré la beauté, la vérité, la justesse et la poésie du dialogue, on tombe rapidement dans le vide du théâtre. Il ne reste pour nous rattacher que le décor dépouillé et les deux acteurs qui disent leur texte. L’ensemble, la magie où tout se juxtapose et où l’on oublie que nous sommes spectateurs, ne prend pas. On ne perd pas où on en est, on ne se laisse tout simplement jamais aller.

Les mécanismes de la poésie

Il y a cette poésie du désespéré chez Yves Sauvageau et si le collage un peu pêle-mêle de Christian Lapointe permet d’en observer les qualités littéraires, il n’y a pas dans Sauvageau Sauvageau l’extase des collages audacieux comme on a pu l’apprécier sous la mise en scène de Martin Faucher par exemple (À quelle heure on meurt?, collage de textes de Réjean Ducharme) ou de Gilles Maheu (La Bibliothèque ou ma mort était mon enfance, collage de textes de Duras, Canetti, Bobin, Barrico, Camus, Marquez, Tournier, Müller et Dai Sijie). Bien au contraire, la nouvelle pièce de Christian Lapointe semble garrochée et s’essouffle rapidement, si bien qu’on y perd tout intérêt.

Une des forces de Christian Lapointe consiste à laisser voir les mécanismes du théâtre et à utiliser les acteurs dans ce fonctionnement. Les moments esthétiques et scénographiques les plus marquants de Sauvageau Sauvageau sont sans aucun doute ceux qui animent les éléments du décor : un vieux transistor radio laisse entendre les commentaires des gens qui ont côtoyé Sauvageau (entre autres Jean-Pierre Ronfard et Jean-Louis Roux); des diapositives, que les comédiens font parfois eux-mêmes avancer ou reculer, donnent à voir des images de l’auteur de Wouf Wouf;  un piano mécanique ouvert joue, seul, la musique magnifique de David Giguère. Il y a quelque chose de cette mise en scène minimaliste qui tient d’une inquiétante étrangeté. Tous les éléments prennent vie par eux-mêmes dirait-on : le piano joue seul, la machine à diapositive s’emballe et ne projette plus que du blanc dans un tapage. Et pourtant on ne ressent pas la tragédie. Le texte hurlé de Sauvageau aura été rattrapé de justesse par un décor, lui, éventré, ouvert.

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Le moment fort de la pièce est ce livre ouvert sur lequel sont projetés des extraits des journaux du jeune auteur suicidé et devant lequel se tient le jeune Sauvageau et, derrière un moustiquaire, en contre-jour, celui qu’il serait devenu. « J’ai décidé de vivre égoïstement parce que ça me prend toute ma force pour moi-même. » Ce face à face qui n’a pas lieu, ce double monologue tient d’une poésie du désenchantement, de la colère. Et le texte tient en ce « je » double qui ne se sera jamais rencontré.

Sauvageau Sauvageau est pour moi ce dialogue de sourd entre jeunesse et vieillesse. Lune de miel de fonte et de somnifère. Peur de vivre. D’avoir vécu. Que rien ne soit vrai.

On reste sur cet écran projetant une photo de Sauvageau qui pleure, au centre de la scène. Le piano joue seul, dénudé, mécanisme éventré, et on regarde ses notes. Mais les comédiens restent humains, ils ne s’envolent pas. Je m’aperçois que c’est ce que j’attendais d’eux.

Crédit photo : Valérie Remise

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