La flamme ravivant les mémoires occultées

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23.03.2022

Marguerite : le feu. Texte : Émilie Monnet ; Mise en scène : Émilie Monnet et Angélique Willkie ; Interprétation : Aïcha Bastien N’Diaye + Émilie Monnet + Madeleine Sarr. Une création des Productions Onishka, en coproduction avec l’Espace Go. Présenté à l’Espace Go du 15 mars au 2 avril 2022.

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Émilie Monnet, artiste interdisciplinaire dont les spectacles sont souvent décrits comme des installations performatives, relève le pari de faire connaître l’histoire occultée de l’esclavage à l’époque de la Nouvelle-France en rendant hommage à Marguerite Duplessis, la première femme autochtone à avoir lutté juridiquement contre sa mise en esclavage en 1740. Ce faisant, Monnet parvient à ramener au premier plan les violences du passé comme du présent à l’égard des femmes autochtones, surreprésentées parmi les femmes qui subissent ce même destin (traite humaine, exploitation sexuelle, violence policière et de l’État carcéral).

Le spectacle Marguerite : le feu se situe au croisement multilingue du théâtre d’archives, de la musique, du chant, de la danse et des installations visuelles. La performance s’inscrit également dans un projet plus large qui se décline en trois volets : une série de quatre balados intitulée Marguerite : la traversée documente d’abord le parcours d’Émilie Monnet tandis qu’elle retrace l’histoire de Marguerite Duplessis. Cette recherche amène l’artiste à réaliser des entrevues avec des historien·nes autochtones et noir·es, des artistes et des organisatrices communautaires. Monnet recueille également des témoignages poignants de femmes autochtones de Montréal ayant vécu des violences (notamment sexuelles) effroyables. Le dernier volet du projet, Marguerite : la pierre, offrira une expérience auditive déambulatoire dans le Vieux Montréal du 7 mai au 6 juin.

Le point de départ de Monnet est qu’on en sait très peu sur l’histoire de Marguerite Duplessis, à l’image des autres personnes esclavagisées à l’époque de la Nouvelle-France. Ce faisant, on peut choisir de croire la version de Marguerite, et faire le pari que l’art saura s’occuper d’imaginer le reste. Les archives de cour ne contiennent en effet que la parole des hommes blancs – la principale intéressée n’ayant jamais pu comparaître lors de son propre procès. Sans surprise, Marguerite perd sa cause même si elle maintient être née libre et ne pas appartenir à son prétendu propriétaire /01 /01
Il faut savoir que le juge qui préside l’affaire est l’homme détenant le plus d’esclaves en Nouvelle-France.
. Marguerite est alors envoyée en Martinique pour travailler sur des plantations ou être vendue – on ne sait pas, puisque sa trace se perd là-bas.

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Géographies de la violence

Ces pans d’histoire occultés et inconnus constituent autant de lieux à partir desquels réinscrire la mémoire des ancêtres, selon Monnet. Ainsi, dans le spectacle Marguerite : le feu, le personnage de Marguerite Duplessis se multiplie et se voit incarné par trois actrices pour former une Marguerite chorale à la fois Autochtone et Noire. Les trois comédiennes entrent en scène en scandant des paroles à l’unisson pour ensuite demeurer sur scène tout au long de la pièce. Minimaliste, la mise en scène laisse toute la place à des projections écraniques et à d’impressionnants jeux de lumière, qui font ressortir les tons de rouge et de cuivre des costumes. Le décor n’est qu’un sol noir fissuré en son centre, qui fait figure d’éruption volcanique. Aux abords du sol, des formes noires symbolisent la lave et la pierre, comme autant d’histoires enfouies, inscrites sur le territoire de la Martinique et Tiohtià:ke / Mooniyang (Montréal en langues kanien’kéha/mohawk et anishinaabemowin, respectivement).

Des extraits du balado sont intégrés à la mise en scène tandis que, derrière les actrices, des images floues défilent sur l’écran. Le grain de l’image rappelle tantôt une fine neige, tantôt des étoiles, et ces projections constituent un écho visuel aux voix qui relatent l’expérience consistant à se faire menotter sous la neige et embarquer dans une auto-patrouille pour un starlight tour /02 /02
Le starlight tour, aussi appelé « cure géographique », est une pratique policière répandue partout au Canada. Plus récemment, lors des dénonciations de femmes autochtones de Val d’Or à l’égard de la police, celles-ci racontent que les policiers les abandonnent à des kilomètres de la ville, en hiver, parfois en leur enlevant des vêtements. Sachant que les femmes sont nombreuses à avoir dénoncé des abus sexuels de policiers, ces deux pratiques vont souvent de pair. Voir Marie-Michèle Sioui, « Crimes sans châtiments », Le Devoir, 19 novembre 2016, en ligne, < https://www.ledevoir.com/societe/485074/dpcp-val-d-or-femmes-autochtones>.
. Des formes abstraites se transforment en vagues rutilant sous un ciel nocturne éclairé par la lune tandis que la salle au complet se voit transportée par bateau. Mais lequel? Est-ce celui qui transporte Marguerite vers la Martinique, ou l’un des nombreux navires qui participent au commerce triangulaire entre les Amériques et l’Europe (dont Montréal est une plaque tournante), faisant des personnes mises en esclavage des marchandises ? Enfin, est-ce plutôt l’un des bateaux par lesquels continue de se perpétrer la traite humaine et sexuelle actuelle, entre Duluth et Thunder Bay, où des femmes autochtones sont embarquées pour ensuite subir des viols et des menaces si elles n’obtempèrent pas ? Laissé indéterminé, le parcours cartographie moins un voyage en particulier qu’il ne retrace les géographies de la violence faite aux femmes autochtones et noires, depuis les premières tentatives de déshumanisation et de sexualisation à l’époque de la colonie française jusqu’à leurs manifestations contemporaines.

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Le legs colonial dans les corps

Le procès pourrait facilement s’avérer fastidieux, mais il est interprété magnifiquement par Madeleine Sarr, qui imprègne de dérision cette situation tragique. Toutefois, plutôt que laisser croire que cette affaire est une injustice du passé, Sarr déclame les noms des familles ayant possédé des esclaves : Couillard, Legault, Lévesque, Lesage, Péladeau, et une pléthore d’autres. La tension dans la salle est palpable, le rappel de privilèges acquis grâce à la dépossession d’autres humains étant toujours scabreux. Pendant cette récitation, Aïcha Bastien N’Diaye enchaîne des mouvements saccadés accompagnés de regards effarés, comme si chaque famille noble citée capturait un peu plus son corps par le violent processus d’esclavage. Par moments, on a l’impression que tous·tes les spectateur·rices se crispent, raidis, contraints par la mémoire ravivée du legs colonial. À vrai dire, la plus grande prouesse de Marguerite : le feu se situe dans cette capacité à créer auprès du public des réactions profondes à travers son usage de différentes formes artistiques.

Avec ses costumes contemporains composés de track suits et de shorts de basket, le spectacle rappelle que la lutte de Marguerite Duplessis, vieille de 280 ans, est toujours vivante aujourd’hui. Accompagnées d’un rap intégrant des chants autochtones, les projections d’images d’archives du procès de Marguerite et les lectures de griefs s’entremêlent à des formes futuristes et à des images du Vieux-Port de Montréal d’aujourd’hui. Bien que l’histoire se répète, le spectacle entretient l’espoir d’un monde plus juste. En créant une expérience collective qui fait vibrer les corps, même parmi le public, la voix de Marguerite nous parvient d’un autre espace-temps pour nous rappeler que la lutte des femmes autochtones et noires est un feu qui rejaillit sans cesse.

crédits photos : Yanick MacDonald

 

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Il faut savoir que le juge qui préside l’affaire est l’homme détenant le plus d’esclaves en Nouvelle-France.
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Le starlight tour, aussi appelé « cure géographique », est une pratique policière répandue partout au Canada. Plus récemment, lors des dénonciations de femmes autochtones de Val d’Or à l’égard de la police, celles-ci racontent que les policiers les abandonnent à des kilomètres de la ville, en hiver, parfois en leur enlevant des vêtements. Sachant que les femmes sont nombreuses à avoir dénoncé des abus sexuels de policiers, ces deux pratiques vont souvent de pair. Voir Marie-Michèle Sioui, « Crimes sans châtiments », Le Devoir, 19 novembre 2016, en ligne, < https://www.ledevoir.com/societe/485074/dpcp-val-d-or-femmes-autochtones>.

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