La conjuration de la chair

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20.04.2018

Déterrer les os, d’après le roman de Fanie Demeule. Texte et mise en scène : Gabrielle Lessard ; Interprètes : Charlotte Aubin et Jérémie Francoeur. Présentée à la salle Jean-Claude Germain du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui (Montréal) jusqu’au 5 mai 2018, en supplémentaire le 28 avril.

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Gabrielle Lessard a lu Déterrer les os d’un seul trait, comme la plupart des lecteurs qui sont tombés dans cette intense expérience littéraire. C’est un livre qui nous avale entier, c’est vrai. Elle en est ressortie troublée, hantée par cette volonté de traduire ce qu’elle a lu en un projet théâtral, d’en faire une sorte de critique par la mise en scène. C’est une histoire de contrôle, comme toutes les histoires d’anorexie, mais ce n’est pas qu’une histoire de trouble alimentaire. Ce sont aussi diverses facettes de la condition féminine qui y sont reflétées et qui sont tissées à même la trame narrative.

Ce qui frappe d’abord Gabrielle, ce n’est pas l’anorexie en soi, mais les mécanismes que cette condition particulière déploie pour exercer son emprise sur les personnages. Elle raconte avoir été choquée, s’être sentie contrôlée dans son expérience de lecture : « J’étais à la fois repoussée et obsédée par cette fille, je suis passée par plusieurs stades dans mon rapport à ce personnage au fil de ma lecture. Je m’y identifiais à certains moments, je voulais être comme elle, j’entrais dans sa logique de course folle, je rêvais d’être aussi bonne qu’elle. » L’adresse à la deuxième personne du singulier provoque aussi un certain effet de contrôle, selon la metteure en scène. « Au départ, je me demandais à qui s’adressait le texte, j’ai fini par croire que ce « tu » m’était destiné, puisque dans l’histoire de Fanie, le personnage masculin intervient assez tard. Ça a eu un effet puissant sur moi. Je pense que c’est la raison pour laquelle j’ai été happée. J’avais l’impression de devenir malgré moi un personnage. » Ce qui l’intéresse alors, c’est de prendre le contrôle à son tour et de montrer cette histoire au théâtre, de la présenter au public.

Celle qui dit avoir souffert le martyr chaque fois qu’elle devait couper une scène du livre nous  présente enfin le résultat auquel elle est parvenue au terme d’un douloureux travail du texte. Dans cet espace imprévisible de la scène, elle réussit à tenir la bride assez serrée pour recréer l’emprise du livre, nous capter et nous contaminer par cette folie. Les spectateurs sont happés par cette machine engloutissante

Dans la salle Jean-Claude Germain, la scène est érigée au centre, à la manière d’un cat walk. Un immense édredon et des oreillers y sont posés en désordre. La pièce s’ouvre sur cette jeune protagoniste, magnifiquement interprétée par Charlotte Aubin, qui nous confie son fantasme de mourir fracassée au pied d’un rocher et avalée par le fleuve. Le jeune homme avec qui elle partage sa vie dort à ses pieds. Survient alors le malaise, la crise. L’idée inquiétante que le réel puisse frapper de plein corps le fantasme : la peur de mourir. Pour vaincre cette obsession dévorante de la mort qui tétanise la jeune fille, ils entreprennent alors de se raconter des moments marquants de  la vie. Devant l’indicible, nous avons tous besoin de s’offrir des récits. Au début, ces petites histoires parviennent à la calmer. Puis ces fragments d’existence s’accumulent un à rythme enivrant. La jeune fille crie, comme une enfant : « encore! » et le manège continue, mais s’assombrira à la même vitesse que la relation qui les unit.

Tout y passe : les souvenirs d’enfance, les succès sportifs, le calvaire de l’amitié entre adolescentes, les orgies de bouffe aussi, et cette faim qui la gagne : ce jeu qu’elle entreprend de ne plus se laisser vaincre par elle. Plus la jeune femme réussit à ce jeu, plus on bascule dans une logique qui nous tord de concert à mesure qu’elle s’affine. Les spectateurs assistent eux-mêmes à leur inconfort collecitf puisque, situés de chaque côté de la scène, ils se retrouvent à la fois témoins de la réaction des autres et de ce spectacle atroce où la folie se creuse une place. Cette position nous renvoie notre malaise et nos envie de juger au visage, nous rappelle notre impuissance et peut-être même notre responsabilité. La comédienne raconte comment l’aliénation de la jeune femme s’insinue graduellement : « C’est insidieux, puisque ça s’ancre au sein de choses très concrètes. C’est un personnage intense, qui vit beaucoup d’émotions, mais je n’ai rien à forcer puisque l’histoire les révèle méthodiquement, dans chaque action qui est posée, afin d’accomplir un plan précis. Elle croit dur comme fer que ce plan est infaillible, qu’elle gagnera à la fin. C’est de l’ordre de la performance, c’est une compétition contre l’ordre des choses, mais elle est convaincue qu’elle peut en tirer profit. Pour montrer cela, je ne voulais pas en faire trop. Ça aurait été facile de m’épivarder et de feindre des choses, mais je pense qu’ici la folie tient son fort dans les actions concrètes, dans la certitude du personnage. »

C’est là que ça déraille, que le personnage masculin devient incontournable. Plus qu’un appui, il se révèle être un véritable point d’ancrage dans la réalité, il l’incarne presque, ce qui devient nécessaire dans ce monde où le fantasme et le réel se font la guerre. Il tient le fort. Nous avons droit à une solide performance de la part de Jérémie Francoeur, qui confie être très différent de ce personnage qui nous semble, à certains moments, presque trop parfait. « Je me suis dit bien des fois : je ne suis pas certain que j’aurais la patience de réagir comme ça, ce mec est un peu un saint. » On arrive à se demander si cette perfection-là est fantasmée. En même temps, il constitue un rouage important du mécanisme exercé par la pièce. Même s’il incarne une figure de sauveur auprès de la protagoniste, même s’il nous garde tous un pied enfoncé dans le réel, il n’est pas épargné par ce délire contagieux.

C’est lui qui capitule, vaincu par la logique dévorante. Les lumières multicolores percent le blanc de la scène. Le fantasme de la mort peut arriver. Dans une scène finale extrêmement tendue, presque sexuelle,  il  lui raconte sa mort en détails. Elle a gagné. Si le jeu est terminé, rien n’est moins certain que le caractère définitif de cette fin.

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