La cinémathèque improbable de Prends ça court! Première partie

28026_1
01.06.2020

« Dans ta face », présenté par Prends ça court! Sur Facebook du 4 mai au 31 juillet 2020.

///

Depuis le 4 mai dernier, l’organisme Prends ça court! diffuse chaque soir, sur sa page Facebook, une programmation spéciale intitulée « Dans ta face » composée de courts-métrages d’ici et d’ailleurs sélectionnés par différents acteurs du milieu cinématographique. L’initiative, motivée par le contexte de pandémie et l’annulation obligée des événements culturels, est pilotée par Danny Lennon, qui partage sur la page de l’organisme, en plus de cette série carte blanche, des courts-métrages de son choix, des articles et des annonces reliées au monde du cinéma.

Le principe carte blanche derrière « Dans ta face » permet une variété intéressante dans la programmation, qui contient aussi bien des films de réalisateurs émergents que des classiques d’ici et d’ailleurs, dans tous les cas souvent mal connus du grand public. C’est justement parce le court est un format qui jouit d’une attention et d’une diffusion restreinte qu’il ne parvient que devant les yeux des cinéphiles les plus diligents. Les grands médias s’intéressent davantage au long-métrage, grâce auquel les réalisateurs se font généralement connaître d’une audience plus large. Même si « Dans ta face » rejoint probablement un public déjà fervent de cinéma, son usage d’un réseau social aussi accessible permet assurément d’offrir davantage de visibilité à des œuvres peu connues. L’initiative a aussi l’avantage de guider dans ses recherches le spectateur intéressé à explorer un répertoire cinématographique aussi vaste et proliférant.

capture_decran_2020-06-01_a_16.47.50

Les courts-métrages possèdent leurs propres codes, méthodes et dispositifs, et génèrent des effets qui leur sont spécifiques, de sorte qu’il serait à mon avis réducteur de les considérer simplement comme des films moins longs. Cela dit, s’intéresser aux courts-métrages permet aussi souvent de voir comment l’œuvre d’un réalisateur a pris forme, et d’enrichir la compréhension de sa démarche. Je pense notamment aux courts-métrages de Matthew Rankin (Hydro-Lévesque (2008), Tabula Rasa (2011)), qui partagent des caractéristiques visuelles et thématiques avec son tout récent Vingtième siècle (2019).

Une expérience de la limite

Sans constituer un phénomène majoritaire, un fait a attiré mon attention : un certain nombre de films offraient une expérience de visionnement particulièrement intense, souvent par l’exposition d’une matière déstabilisante, voire éprouvante. Comme si la brièveté du court-métrage permettait aux réalisateurs de naviguer plus librement entre les frontières séparant ce qui est soutenable et ce qui ne l’est pas pour un spectateur. Non qu’il y ait une relation de nécessité entre ce type de contenu « difficile » et la forme du court-métrage, mais que cette dernière permettrait de faire fi des compromis auxquels l’on doit peut-être céder dans le cadre d’un long-métrage si l’on veut conserver l’adhésion du spectateur. Devant un film de dix ou vingt minutes, on a moins besoin de moments où la tension se relâche, puisque l’inconfort sera de toute façon de brève durée.

bloodofthebeasts1949-kgavi_00001088

Cette possibilité permise par le court-métrage peut servir différents objectifs, dont le premier serait de mettre devant les yeux du spectateur une réalité cachée, refoulée ou taboue. C’est le cas du classique de Georges Franju, Le sang des bêtes (1949) – un choix de Robin Aubert – qui donne à voir de l’intérieur les abattoirs en périphérie de Paris. Franju a choisi une approche documentaire rendant relativement implicite son discours critique, prenant plutôt soin de détailler de façon technique l’abattage et le dépeçage des bêtes. Ce sont les images elles-mêmes qui doivent entraîner le spectateur à changer sa vision du monde, et peut-être sa façon d’être. C’est mue par le même objectif de montrer une réalité invisible, mais avec une toute autre approche, que la poétesse iranienne Forough Farrokhzad s’est intéressée à une colonie de lépreux dans son magnifique film The House is Black (1962), choisi par Denis Côté. Les images en noir et blanc des visages déformés et des scènes de la vie quotidienne sont accompagnées par une narration tenant du poème-prière. Ces films reposent sur la force des images et sur leur caractère troublant, à une époque où celles-ci étaient sans doute moins présentes dans notre vie de tous les jours. Mais, même quelques décennies plus tard, il semble que le cinéma, par sa force de suggestion, soit encore à même de leur donner cette portée.

egzcr54x0aafqsp

Poésie visuelle et expérimentations

Avec un projet un peu différent, et plus près de nous dans le temps, le film d’animation Girl in the Hallway (2019) de la réalisatrice canadienne Valérie Barnhart – sélectionné par Myriam Verreault – s’inspire d’un fait divers, l’enlèvement d’un enfant en Californie. Le narrateur est hanté par le souvenir de cette jeune fille qu’il croisait tous les jours dans son couloir, et tente d’exprimer son traumatisme, mais aussi de faire acte de témoignage. Utilisant un medium mixte, une palette toute de noirs, de gris et de rouges, ainsi qu’une narration dotée d’une verve captivante, le film marque profondément malgré sa durée d’une dizaine de minutes.

girl-in-the-hallway

L’aspect « limite » que j’attribue à certains courts-métrages peut également venir de leurs particularités formelles, les films proposant alors des expérimentations qui seraient plus risquées dans la durée d’un long-métrage – toujours du point de vue de l’adhésion du public. C’est le cas notamment de films qui jouent sur la répétition, comme Tango (1980) de Zbigniew Rybczynski, un autre choix de Denis Côté. Ce court-métrage d’animation, qui a valu à la Pologne son premier Oscar, exhibe les allées et venues et différents individus dans l’une des pièces d’une maison, chacun reproduisant les mêmes gestes sans entrer en contact avec les autres, dans un crescendo de plus en plus cacophonique.

Tango fait d’ailleurs penser, par son cadre et son attention aux gestes du quotidien, à Inside de Dimitri Papaioannou, présenté à l’Usine C l’automne dernier. Les deux œuvres offrent toutefois une expérience bien différente, puisque Inside était une installation vidéo de six heures, présentée dans un espace que les spectateurs étaient libres de quitter et de rejoindre à leur guise. D’un côté on retrouve la densité et la prolifération, de l’autre l’étirement du temps. Dans les deux cas, les artistes proposent des œuvres conceptuelles qui interrogent notre perception du cinéma ou de l’art. Matthew Rankin a, de son côté, présenté le film Ville Marie – A (2010) d’Alexandre Larose, une œuvre expérimentale d’une poésie visuelle et sonore envoûtante qui nous entraîne à la jonction entre le cinéma et les arts visuels contemporains. Cette proximité entre les deux univers se retrouve souvent dans la forme du court-métrage, lieu de prédilection pour l’interaction des formes et des genres. « Dans ta face » met en valeur la diversité des façons dont cette interaction s’incarne au cinéma.

phpthumb_generated_thumbnail

Articles connexes

Voir plus d’articles