La chorale du Saint-Laurent

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Photo :  Valérie Remise
07.05.2023

Les filles du Saint-Laurent. Idée originale et texte : Rébecca Déraspe en collaboration avec Annick Lefebvre. Mise en scène : Alexia Bürger. Scénographie : Simon Guilbault. Avec Zoé Boudou, Annie Darisse, Marie-Thérèse Fortin, Ariel Ifergan, Louise Laprade, Gabrielle Lessard, Marie-Ève Milot, Émilie Monnet, Elkahna Talbi, Catherine Trudeau et Tatiana Zinga Botao. Une création du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui en coproduction avec La Colline – théâtre national. Présentée à la salle Michelle-Rossignol du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, du 4 au 29 avril 2023 (+ 2 supplémentaires).

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Appréciant particulièrement l’écriture dramatique de Rébecca Déraspe, j’attendais depuis longtemps l’occasion de voir Les filles du Saint-Laurent. En effet, cette pièce écrite avec la participation d’Annick Lefebvre devait initialement prendre l’affiche en janvier 2022, avant qu’une nouvelle vague de Covid-19 ne frappe la province, forçant le report des représentations.

Les filles du Saint-Laurent, c’est l’histoire d’un fleuve sur les rives duquel les vies s’enracinent depuis la naissance de ce qu’on appelle aujourd’hui le Québec, mais aussi bien avant cela. C’est l’histoire des filles de ce fleuve, préposition à entendre au double sens de « vivant aux abords du fleuve » et « appartenant au fleuve ». C’est l’histoire de la manière dont celui-ci rejette un jour sur ses berges les corps des secondes, transformant ainsi la vie des premières. Ce sont celles-ci (et lui, puisqu’il y a un homme dans le lot) que l’on apprend à connaître, tout d’abord à partir des propos des témoins recueillis au moment de la découverte des corps, puis des conséquences de cet événement sur leur existence.

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Photo :  Valérie Remise

Flux et reflux de la formation chorale

Les filles (et l’homme) du Saint-Laurent vont et viennent souvent en paire : la veille femme (Louise Laprade) et le fleuve (Elkahna Talbi); les universitaires colocataires (Zoé Boudou et Gabrielle Lessard); la belle-sœur et le beau-frère amoureux l’un de l’autre (Annie Darisse et Ariel Ifergan); mais aussi parfois de manière solitaire : l’animatrice télé qui se saoule jusqu’à plus soif tous les soirs (Catherine Trudeau); la femme qui harcèle son ex-copine (Émilie Monnet); celle, victime de violence conjugale, s’étant exilée au fin fond du Québec pour échapper à la violence de son conjoint (Marie-Thérèse Fortin); celle si désespérée de ne pas arriver à procréer que cette préoccupation devient le centre de son univers (Tatiana Zinga Botao).

Pour chacun·e, du bouleversement naît la révélation, et de la révélation naît la remise en question et le désir de changement. Si le schéma est classique (la confrontation avec la mort fait naître une nouvelle soif de vivre), le texte de Rébecca Déraspe est à la hauteur des qualités d’écrivaine qu’on lui connaît et vogue habilement de moments d’une intensité dramatique troublante en épisodes proprement hilarants.

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Photo :  Valérie Remise

Il me faut mentionner ici la performance superbe du duo composé de Louise Laprade (la vieille femme, furieuse et enflammée) et d’Elkahna Talbi (le fleuve, posé et las), dont la présence irradie même lorsque la comédienne est muette. Cependant, avec ces performances toute en finesse réaliste contrastent certaines autres, dans ce qui m’apparaît comme un manque de cohésion dans les registres d’interprétation. Si je choisis de le nommer ainsi, c’est qu’encore maintenant, à rebours, il m’est difficile de déterminer si les écarts en question appartiennent au jeu individuel de quelques comédiennes ou sont imputables à la direction artistique. Alors que la majorité des personnages sont interprétés de manière plutôt sobre (même dans les moments d’éclat), certains sont au contraire caricaturaux dans leur déclamation aussi bien que dans leur gestuelle et leur présence, créant ainsi des ruptures de l’univers dramatique qui m’ont dérangée plus que je ne l’aurais souhaité.

Paradoxalement, l’une des plus grandes qualités des Filles du Saint-Laurent est la cohérence scénique à laquelle les créateur·rice·s sont parvenu·e·s. De fait, on y trouve une rare fluidité entre les éléments textuels, visuels et auditifs. Le décor, les tons des costumes, les choix d’éclairage composent un réel ensemble. Associés aux compositions scéniques, ils participent à la création d’une atmosphère fluviale et procurent un réel plaisir esthétique. Le dispositif choral qu’assument entièrement Alexia Bürger (mise en scène) et Simon Guilbaut (scénographie) fait lui-même partie du décor et de la sonorisation puisque, même dans l’ombre, les comédien·ne·s sont rarement inactif·ve·s. Iels participent au bruitage, dessinent une chorégraphie subtile réglée au quart de tour – le tout avec un équilibre et une justesse qui permettent à la scène principale d’être « relevée » par le chœur sans que le public doive choisir d’accorder son attention à l’un au détriment de l’autre.

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Photo :  Valérie Remise

La littéraire en moi aurait eu envie de parler ici longuement du spectre de Virginia Woolf qui plane sur ce texte ; de situer la place du chœur dans une tradition qui télescope la tragédie grecque et les pièces de Michel Tremblay, faisant ainsi bouger la ligne entre fatalité et prise en main de son destin ; de réfléchir au cercle de la vie qui apparaît comme la trame de fonds de cette histoire fluviale. À défaut de le faire, je me réjouis que Dramaturge Éditeurs ait publié, dès 2021, le texte des Filles du Saint-Laurent.

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