Justesse des corps

BATTLEGROUND - MILLE BATAILLES
10.03.2017

Mille batailles, concept et chorégraphie de Louise Lecavalier ; interprétation : Louise Lecavalier et Robert Abubo ; éclairages : Alain Lortie ; conception sonore : Antoine Berthiaume ; costumes : Yso. Une production Fou glorieux, présentée à l’Usine C (Montréal) du 8 au 10 mars 2017.

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Après la création de So Blue, il y a quelques années, Louise Lecavalier revient en force avec Mille batailles, un spectacle inspiré librement du Chevalier inexistant, personnage créé par l’écrivain italien Italo Calvino et ne vivant que par sa volonté sous une armure vide. Pour cette danseuse de renom nouvellement chorégraphe, cette piste de réflexion quant à une individualité liée intimement à la présence du corps comme une armure allait devenir fort fertile et salutaire. Présenté l’année dernière lors du Festival TransAmérique au Monument-National, le spectacle de Lecavalier reprend du service pour trois soirs seulement à l’Usine C.

Accompagnée sur scène d’abord par Antoine Berthiaume, le concepteur sonore qui signe la direction musicale pendant toute la présentation, Lecavalier s’installe, vêtue d’une combinaison noire de la tête au pied, un capuchon rabattu sur sa tête. Bien campée dans son armure, la danseuse peut débuter. Sur des rythmes saccadés, une main se détache un peu de la cuisse et s’agite, l’une des mille batailles commence. La scène est sobre, découpée seulement par l’éclairage d’Alain Lortie, alors qu’un mur de contreplaqué ferme l’espace en son fond.

Les genoux réunis, les pieds l’un derrière l’autre, Lecavalier sautille sans cesse. Le mouvement est constant, inarrêtable, alors qu’elle se déplace dans l’espace à petits pas, selon des axes verticaux et horizontaux. Pour ce premier tableau, le territoire est circonscrit, contraignant et il semble impossible de le quitter. Dans l’angoisse et l’anxiété, tantôt se rongeant les ongles, tantôt se coupant la tête, Lecavalier livre bataille avec elle-même. Ses jambes restent au sol, sans pourtant l’empêcher d’avancer.

D’un coup, elle sort du cadre et marche autour de l’espace scénique, la musique s’arrêtant et laissant place à sa respiration, à son essoufflement, rythmant sa cadence de marche rapide. Elle se pose ensuite sur un petit tabouret près de Berthiaume qui lui remet une bouteille d’eau. Alors la scène est ring de boxe, arène de combat, la danseuse-combattante la toise comme elle se doit, réfléchissant aux faits et gestes à venir, à ceux passés.

Lorsque Lecavalier est de retour en son cœur, la scène devient damier sous l’éclairage, et la bataille devient celle de l’équilibre : souvent, Lecavalier ne se déplace sur scène que sur un pied, trouvant appui par différentes prouesses techniques, au sol ou contre le mur. C’est ici que la sobriété du décor dévoile toute son ingéniosité, car d’un coup ce mur définissant l’espace – exposant par le fait même la finitude de cet espace – devient appui pour cette chevalière inexistante, jouant sur la profondeur de champ crée par l’éclairage latéral. La simplicité du dispositif est désarmante, son effet, ahurissant.

BATTLEGROUND - MILLE BATAILLES

Lors du troisième tableau, Robert Abubo entre en scène telle une surprise, comme en un rebond narratif. Alors, la vraie chevauchée peut débuter. Les jambes s’ouvrent, se libèrent, montent un cheval imaginaire (inexistant ?), alors que le mouvement, lui, devient plus lascif, plus rond. La proposition de Lecavalier devient dès lors intéressante, du moins singulière, puisque dès l’entrée en scène du second danseur, on ne se retrouve pas dans cette dynamique de séduction. Ces Mille batailles ne seront pas celles de l’amour et du désir, mais d’un tout autre ordre. Abubo sera tantôt monture, tantôt écuyer, il sera l’ombre comme il sera l’allié, l’ennemi à abattre qui restreint le mouvement, tout en fournissant l’élan qui permettra de poursuivre la quête lorsque tout effort supplémentaire semble impossible.

Le rapport à l’autre n’en est pas un de mimétisme, ni même de complémentarité comme on peut souvent l’observer en danse. Ici, chacun danse et se meut dans sa propre individualité, ce qui est quasi choquant pour l’œil tant à certains moments on ne sait comment saisir la proposition dans son ensemble. Mais cette spécificité a pour avantage de créer un effet encore plus grand lorsque la rencontre des corps arrive – car elle adviendra – et lorsque, soudainement, l’un est là pour l’autre ou l’un se bat avec l’autre.

BATTLEGROUND - MILLE BATAILLES

La force de la performance de Louise Lecavalier réside dans son jeu, ou plutôt dans son absence de jeu, sous cette armure où elle reste impassible et où, pourtant, sa corporalité canalise une énergie électrique qui transcende l’espace scénique. Chez Lecavalier, le mouvement est parole, action, émotion, telle une armée qui happe le public de plein fouet en une charge incessante de plus d’une heure.

Dans les derniers instants de la performance, le corps est meurtri par l’épreuve du temps et par la dernière de ces Mille batailles. Alors que la cavalière se retrouve monture, portant sur son dos son partenaire exténué, elle se déplace tranquillement vers l’extérieur de l’espace, pour une dernière chevauchée.

Louise Lecavalier affiche encore l’étendue de son talent dans une proposition où elle brille toujours sans surligner en gras les prouesses techniques qui peuplent pourtant ses Mille batailles. À la façon de ce chevalier inexistant, elle s’efface derrière le mouvement, elle s’efface derrière elle-même, se donne entière et juste, livrant ainsi un grand moment de danse, démontrant la force de frappe des corps comme réels catalyseurs narratifs. 

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