Just Another False Alarm

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13.10.2017

Last Night I Dreamt That Somebody Loved Me, texte et mise en scène : Angela Konrad; interprétation : Éric Bernier ; danseurs :  Marilyn Daoust, Luc Bouchard Boissonneault, Sébastien Provencher, Nicolas Patry, Emmanuel Proulx ; assistance à la mise en scène : William Durbau ; chorégraphie : Marilyn Daoust ; lumières : Cédric Delorme-Bouchard ; costumes : Linda Brunelle, Marie-Audrey Jacques ; scénographie : Anick La Bissonière ; maquillage : Angelo Barsetti ; son : Simon Gauthier ; vidéo : Julien Blais ; coproduction : Compagnie La Fabrik et Angela Konrad. Présenté du 10 au 21 octobre à l’Usine C (Montréal).

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Dans les bras des idoles absentes 

Le long monologue de réflexions philosophiques, adressé au spectateur dans Last Night I Dreamt That Somebody Loved Me, ponctué de chansons populaires, est appuyé par les interventions de quatre danseurs, que le livret décrit comme des « incarnations du sublime « incarnations du sublime », dont la fonction (en plus d’interpréter les différents liens entretenus avec le personnage principal) est surtout de nous consoler, un peu comme le ferait le chœur au sein d’une tragédie. C’est d’ailleurs comme une tragédie narcissique que se profile l’histoire du personnage joué par Éric Bernier, à travers, entre autres, la figure de Morrissey; l’impasse de celui qui, coincé entre les narcissismes – le je narcissique, le narcissisme de l’autre et le nous narcissique – cherche sans trouver le bonheur, l’amour, la jeunesse perdue. 

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La pièce s’ouvre sur une scène noire dans laquelle, s’allument tour à tour deux grands rectangles lumineux. Le premier, au sol, évoque un quai, ou l’éclairage que pourrait projeter sur le plancher une porte ouverte donnant sur une pièce intensément éclairée. L’autre se trouve sur le mur au fond de la scène, comme un témoin des ombres qui passent.
 
Une voix off se fait entendre : « Il n’existe aucune nécessité d’être heureux, non… ». C’est celle de l’acteur qui, entre les gorgées d’eau, livre une réflexion sur la satisfaction, la quête du bonheur, qui débouche rapidement sur la recherche de la présence de l’autre. Les plus vielles questions de la philosophie sont alors posées. On parle ici de l’autre amoureux, de son potentiel du moins, du mirage qu’on se fait de quelqu’un qui existe quelque part et qu’il nous reste à trouver, de quelqu’un qui nous aimera. Nous apportera-il le bonheur? À qui incombe cette responsabilité? C’est un appel. Le personnage, joué par Éric Bernier s’adresse au public; « Je ne suis pas heureux…Mais en me concentrant sur tous mes acquis plutôt que sur le nombre infini de mes échecs, je pourrais rester optimiste et ne pas tomber dans le cynisme et la noirceur ruminante de ma nausée existentielle, je pourrais rester totalement ouvert et disponible pour une rencontre avec toi, toi que je ne connais pas ou pas encore ou que je connais… » Cette adresse questionne l’autre (le spectateur, les danseurs qui entrent tranquillement sur scène, la possibilité d’un autre) sur son éventuel -ou non- apport au bonheur de celui dont il éprouve, pour le moment, l’absence. « Where are you / Why do you hide » ainsi débute la chanson de Shirley Bassey, Moonracker, à laquelle l’acteur emprunte ces paroles tout au long du spectacle, au sein de son projet.
 

Une ronde de conquêtes sur une trame sonore parfaite

La quête se poursuit et prend à témoin les danseurs comme s’ils étaient de potentielles rencontres, des amants du passé, des amours déchus, les chansons de Shirley Bassey « Somehow » et « Something » établissant, lorsque les paroles du sujet manquent, un relais dans la trame narrative de la pièce. La rencontre est toujours brève, l’autre toujours rejeté, ne rencontrant pas les exigences du sujet. Tous semblent résister à l’attraction réelle, passer outre la lucidité proclamée de l’acteur, trop penché sur son reflet pour accepter le narcissisme des autres. Même la danse plutôt lascive et particulièrement réussie (et assurément narcissique!) de Nicholas Patry le laisse dans la distance d’un songe le ramenant à lui-même. Il se noie alors dans les paroles du groupe The Smiths, qui figurent dans le titre de la pièce: « Last night I dreamt that somebody loved me / No hope, no harm / Just another false alarm / Last night I felt / Real arms around me / No hope, no harm / Just another false alarm / So, tell me how long / Before the last one? / And tell me how long / Before the right one? / The story is old – I know / But it goes on / The story is old – I know / But it goes on / Oh, goes on / And on / Oh, goes on / And on.»

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Au-delà de la trame que constituent les chansons de Shirley Bassey et les paroles de Morrissey, la portion plus philosophique et parfois très poétique est volontairement répétitive. Les mêmes questions reviennent ; rebondissent sans arrêt, passant par les références populaires, les questions existentielles, par de fort belles réflexions ; sans cesse elles reviennent. On se sent comme devant Narcisse qui se noie dans sa peine et, vraiment, on est à deux pas de tomber dans l’étang avec lui puisqu’il nous y entraîne, pointant nos obsessions narcissiques, rejetant la faute, entre autres, sur cette société Instagram, sur ce besoin qu’ont presque tous ses membres d’illustrer la jeunesse belle et à la vouloir éternelle, à la regarder jusqu’à s’y noyer.
 

Écrasement à la surface de l’eau

Très beau, souvent très touchant, le texte, tricoté autours des chansons des Smiths, ramène cependant la réflexion sur le plancher du pathétique, sans vraiment atteindre ni le déchirement, ni le sublime du tragique. L’acteur, fort habile, habillé à la Morrissey (chemise ouverte, pantalon moulant), pleure le malheur qui s’abat sur sa condition d’être narcissique et on y croit;  on a tous voulu l’écrire, cette chanson, et on s’y noie tous avec lui. On a cependant envie de brasser un peu ce personnage. On aimerait le voir s’ouvrir au-delà de la peine et de des frustrations qu’il énumère. C’est un peu comme si le narcissisme dans cette pièce devenait la surface d’un étang, s’érigeant dans la salle, entre le public et les interprètes. Les larmes ne traversent pas le miroir de l’eau, ne se rendent pas jusqu’à nous. Reste une plainte à la fois touchante et pathétique.

Si l’on se sent exclu, (et je soupçonne que ce soit par la force de notre propre narcissisme, qui n’est pas reconnu) cette longue jérémiade arrive toutefois à nous faire éprouver de l’empathie. Et c’est bien ce qui fonctionne dans cette pièce, c’est-à-dire son aspect pathétique, son humour qui frôle souvent le grotesque, mais que le sublime ne parvient pas à rattraper, situé trop loin de l’autre côté de la surface. C’est un rire jaune qui est provoqué – et réussi. C’est ce corps-à-corps formidable entre l’acteur et les danseurs, qui verse lui aussi dans le pathétique, dans le grotesque, qui repousse parfois l’envie de regarder, ramène à son propre narcissisme de celui qui roule des yeux dans son siège. C’est la vieillesse perdue :  celle de Morrissey, écrasé sur le sol, les dents cassées parce qu’il a voulu plonger dans la foule, que la foule ne l’a pas rattrapé. C’est la blessure narcissique d’une idole vieillissante.

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As-tu du cœur, Narcisse?

Mais qu’en est-il d’Écho? Si toutes ces tentatives se révèlent être de fausses alarmes, que reste-il de la prémisse? Que reste-il de la quête du bonheur et la recherche de l’autre? Devant cette démonstration ambitieuse de narcissisme, face à l’honnêteté et à la générosité du personnage interprété brillamment par Éric Bernier, appuyé par son chœur de danseurs, une version du narcissisme de l’autre nous est offerte et il nous incombe d’y réfléchir. Même s’il faut prendre un moment de répit en sortant de la salle pour être en mesure de l’accepter. Même si, pour le dire avec Derrida, « il n’y a pas le narcissisme et le non-narcissisme; il y a des narcissismes plus ou moins compréhensifs, généreux, ouverts, étendus. » Cette pièce s’offre comme une porte ouverte, prête à éclairer les pas d’un(e) inconnu(e) en posant d’emblée la question de ses contours. La question de l’amour, alors, peut advenir, car, comme répondait le philosophe dans ses entretiens avec Didier Cahen, elle nous rappelle que « [l]’amour est narcissique. Alors il y a des petits narcissismes, il y a des grands narcissismes, et il y a la mort au bout, qui est la limite. Dans l’expérience – si c’en est une- de la mort même, le narcissisme n’abdique pas absolument. »

This story is old, but it goes on and on

crédit photos : Maxime Robert Lachaine (répétitions) et Le Pigeon

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