Journée mondiale du livre et de l’oubli

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27.04.2015

Dans son roman Infinite Jest, David Foster Wallace imaginait un monde où chaque année était commanditée. De l’année du Whopper à celle des produits laitiers du terroir américain en passant par celle des couches pour adultes Depend™, l’auteur n’allait certainement pas chercher très loin les sources de son inspiration. Le constat n’a rien pour surprendre (et c’était déjà bien le cas en 1996 au moment de la parution de ce livre plus culte que lu) : nous vivons dans un temps commandité.

Le point de non-retour a sans doute été atteint quelque part autour de 2008 – Année internationale de la pomme de terre -, mais les exemples se succèdent : 2015, Année internationale de la lumière et des techniques utilisant la lumière, 2014, Année internationale des petits États insulaires en développement, 2013, Année internationale du quinoa; sans compter les mois, des Noirs, du cancer de la prostate ou du cancer du sein; les semaines, de prévention du suicide, de l’allaitement ou de la sécurité routière; les journées, des forêts, de la Terre, des femmes ou du yoga… Pas surprenant qu’on ait pensé, dans le lot, à nous faire une journée mondiale du livre (et du droit d’auteur), qui a été célébrée en grande pompe le 23 avril dernier.

J’écris «en grande pompe», mais l’expression n’est peut-être pas tout à fait appropriée. Au moment où les bons mots pour les livres fusaient d’un peu partout dans la sphère médiatique (Radio-Canada nous faisait d’ailleurs la grâce d’un Top 100), plusieurs voix s’élevaient pour déplorer des ventes en baisse. D’après les chiffres de l’Observatoire de la culture et des communications du Québec cités par Le Devoir, il serait question d’une baisse de près de 9,5% des ventes de livres neufs depuis 2013.

 

La Kulturindustrie et les gens qui en vivent

Le marché québécois représente aujourd’hui plus de 600 millions de dollars par année et, comme pour n’importe quelle industrie, cette somme permet de faire plus ou moins bien vivre une foule de travailleurs, que ce soit des éditeurs, des libraires, des relationnistes, des distributeurs, des transporteurs, des imprimeurs, des correcteurs, des graphistes, des dessinateurs, des écrivains, des photographes…

Pas surprenant, donc, qu’on essaye aujourd’hui de nous vendre la lecture comme on nous vendrait un verre de lait (l’analogie est d’autant plus réaliste que l’industrie laitière, comme l’industrie du livre, est une industrie largement subventionnée). Comme pour le verre de lait qui finit par prendre une valeur qui lui est propre, celle de «faire grandir», d’être «bon pour la santé», la lecture devient, elle aussi, une valeur en elle-même. On parle alors de «sauver les livres», de «mettre en valeur et stimuler la lecture», alors que l’intérêt véritable de ce discours est de vendre plus de livres pour permettre − on l’espère − à tous ces travailleurs de vivre une vie décente.

La lecture réifiée en tant qu’activité bonne en soi a cependant des limites qui sont rapidement franchies. Je prends pour exemple un groupe d’édition connu pour son «Agenda des chats», ses livres sur le Sudoku, le pilates et tutti quanti qui mettait récemment en ligne l’image suivante : 

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Permettez-moi d’exprimer quelques doutes quant à la «vision du monde» portée par un livre comme Maigrir : 21 jours de menus. La logique voulant que lire soit une chose nécessairement bonne met sur un pied d’égalité toute lecture et tout livre peu importe son contenu. En plus d’être une porte ouverte à toutes les idioties, elle permet, par son discours jovialiste, de mettre à distance le potentiel créateur de la lecture. La question à se poser ne serait-elle pas plutôt comment lire ou que lire ?

La culture n’est peut-être pas la solution

La question «Que lire ?» vient évidemment avec un problème de taille. La tradition humaniste d’une haute culture a longtemps été celle de vieux hommes blancs avec des titres, et on ne peut dire que son adaptation contemporaine soit guère plus heureuse.

En suivant cette norme, Proust serait évidemment une meilleure lecture que Maigrir : 21 jours de menus. Mais qui dicte la norme ? Et cette norme n’est-elle pas, en elle-même, une forme de réification portée par les Ah Proust! et les Ah Choderlos de Laclos! lancés de connivence avec ceux qui savent ?

La lecture prescrite des classiques aura toujours des avantages pour évoluer dans un monde encore en partie dirigé par de vieux hommes blancs avec des titres, mais il faut comprendre ses limites. Tout au plus, lorsqu’elle est bien menée, permet-elle d’ouvrir l’œil sur une certaine tradition (ce qui est déjà plus que ce que peut offrir Maigrir : 21 jours de menus, me direz-vous), mais elle risque rapidement de se retourner contre elle-même dans la bête récitation.

Une question de regard

La question du «Comment lire ?» est plus intéressante en ce sens qu’elle permet de réhabiliter un peu ce pauvre Maigrir : 21 jours de menus, mais pas à tout prix. En abandonnant d’avance l’idée que lire soit nécessairement une bonne chose, il est possible de comparer ce livre à n’importe quelle vidéo YouTube sur les techniques de perte de poids. Est-il meilleur ou pire ? Aux intéressés de se prononcer, mais son statut de livre ne peut pas vraiment lui conférer un statut plus élevé.

Il en va de même pour la fiction, qu’on regarde House Of Cards ou qu’on lise David Foster Wallace, la «meilleure vision du monde» ne vient pas magiquement de l’acte de lecture. Que la lecture et l’œuvre littéraire aient leurs spécificités et qu’il faille les connaître pour mieux comprendre David Foster Wallace, je veux bien, mais le regard est certainement plus important ici que le médium. Qu’a-t-on à dire de cette série et qu’a-t-on à dire d’Infinite Jest ? Sans ouverture ou sans questionnement sur le domaine du sensible − sur un rapport au monde −, la lecture est tout aussi inutile qu’une Honda sur des blocs de béton.

En ce sens, s’il fallait croire les propos les plus alarmistes voulant que le livre ou la lecture soient menacés, ça n’aurait pas beaucoup d’importance. Presque plus personne ne va à l’opéra, et je ne vous entends pas vous plaindre. Ça ne veut pas dire qu’il n’y ait pas un monde à découvrir par les livres (ou par l’opéra), mais plutôt que ce qui est ou qui a été fait ne peut nous être enlevés parce que les objets − qu’ils soient textuels ou autres − restent toujours disponibles au regard et à l’interprétation.

Si demain tout le monde se mettait à la tablette et aux billets de blogue (ce dont je doute), il y aurait encore matière à lire et des raisons de lire, pas pour lire en soi, mais pour tout bêtement comprendre le monde. Mettre l’accent sur la lecture à tout prix revient à mettre de côté cette fonction première et, si ce mensonge est là pour défendre les travailleurs du livre, il ne défend sans doute pas ceux que les littéraires voudraient voir survivre.

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