J’aurais voulu être un artiste

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30.05.2019

Other Jesus, un spectacle de EW&FCO et Public Recordings ; texte : Evan Webber ; mise en scène : Frank Cox-O’Connell ; interprétation : Frank Cox-O’Connell, Ishan Davé, Marinda De Beer, William Ellis, Thom Gill, Ame Henderson, Ken MacKenzie, Lauren Page Russell, Liz Peterson, Rose Tuong et Evan Webber. Présenté à l’église St Jax dans le cadre du Festival TransAmériques jusqu’au 31 mai 2019.

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Athée, agnostique ou croyant, je crois que la plupart des gens ressentent tant bien que mal ce sentiment que je décrirais comme une certaine impression de vastitude à l’entrée d’une église. Il y a d’abord l’odeur d’encens, toujours fortement présente, même si aucun bâton ne brûle au moment où l’on passe les portes, le craquement du plancher, et ce réflexe presque inné de lever la tête vers les voûtes, les vitraux.

Il y a tant d’églises dans lesquelles je ne suis pas entré à Montréal. St Jax était l’une d’entre elles. Située coin Saint-Catherine et Bishop, elle est de celles devant lesquelles on passe sans même les remarquer ; et pourtant, une fois à l’intérieur, il est fascinant de constater à quel point on oublie, inversement, la situation géographique du bâtiment /01 /01
Je ne saurais recommander assez chaudement le court et magnifique roman Journal d’un recommencement de Sophie Divry (Éditions Noir sur blanc, coll. « Notabilia », 2013), qui a su me conforter dans ma fascination des églises.
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Your own personal Jesus

Ce sont les Torontois Evan Webber et Frank Cox-O’Connell qui nous conviaient hier soir à St Jax pour une représentation de Other Jesus, une courte pièce que Webber dit avoir écrit comme un évangile. Le public était installé à l’arrière de la nef, alors qu’à l’avant, à quelques pieds du cœur, se trouvait une scène de fortune montée sur les bancs ; l’essentiel de la pièce s’y jouera, bien que se déroulera un peu – trop peu – de mouvement ailleurs qu’en ce point focal. Sur scène, on retrouve Jésus, Marie et Simon, en plein marché, à vendre des boîtes aux passants et, au détour d’une conversation, tentant de les informer sur leur pratique spirituelle. L’administrateur du village les mettra à l’amende, avant de se rendre compte, observant Jésus, qu’il s’agit peut-être de l’enfant de Dieu. Il n’en faut pas moins pour qu’on leur ouvre les portes du temple en déliant les cordons de sa bourse : exit la pauvreté, bonsoir la consécration. Mais avec un titre tel que Other Jesus, on devine qu’il y aura peut-être erreur sur la personne.

Avec cette allégorie christique, Evan Webber voulait créer une chambre d’échos entre ce destin connu et celui de ceux qui se consacrent à une pratique artistique. Comment une volonté forte de construire un dialogue qui nous est cher peut-elle naître dans une situation de précarité oppressante ? Comment jouer la game des institutions lorsqu’elles parviennent souvent à travestir le message que l’on tente porter ? Comment rester vrai quand le mouvement du monde désire nous modeler à sa guise, lorsque les gens n’entendent que ce qu’ils veulent bien entendre, au détriment de ce qu’on souhaite réellement leur dire ? Dans cette optique, la pièce aurait pu être intéressante, surtout si on avait désiré jouer la carte métaphorique jusqu’au bout – et c’est bien ce qu’on espère lorsqu’on est convié dans une église. Mais la pièce revêt des allures scolaires – bien plus par son amateurisme que par son académisme : tant par les costumes que par les choix de scénographie ou les registres de jeu, le texte et la mise en scène ne savent pas surprendre.

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Marcel Duchamp s’en va au théâtre

Il y a quelques jours, je suis tombé sur un article datant de 2016 et relatant l’histoire d’un jeune homme au San Francisco Museum of Modern Art. Un peu désarçonné face à certaines propositions artistiques, le visiteur avait laissé une paire de lunettes au sol : en un rien de temps, une foule s’était attroupée pour regarder l’objet, réfléchir à ce qu’il disait sur notre époque – certains l’ont même photographié. Si ce n’est pas la première ni la dernière fois que l’on se moque ainsi de l’art contemporain, il n’en demeure pas moins que la pièce Other Jesus donne une dimension particulière à l’anecdote. Chaque fois que je prends place pour une représentation, on s’attend de moi à ce que je réfléchisse à une proposition, à ce que je tente de faire la lumière sur le paratexte et sur les choix artistiques des créateurs, que je poursuive le dialogue entamé par eux. Et si, un jour, par inadvertance, je me retrouvais devant cette paire de lunettes sans m’en rendre compte ? Pire encore : si je réalisais la méprise tout en étant incapable d’interrompre le concert d’éloges qu’elle suscite ?

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C’est un peu le questionnement amené par Other Jesus et ce, de deux façons différentes. D’abord dans le texte : les réflexions qui troublent le personnage principal sont de cette nature, notamment lorsqu’il réalise qu’il n’aura été, l’espace d’un court instant, que cette paire de lunettes. Que son discours était aimé simplement parce qu’il correspondait à ce que les gens espéraient entendre, sans pour autant être porteur d’une vérité, d’une aura mystique. Mais dans un deuxième temps, la pièce elle-même pourrait être cette paire de lunettes : on pourrait, l’espace d’un moment, y trouver tout ce que l’on cherche, avant de soupçonner qu’on l’y a peut-être nous-même déposé après avoir tant souhaité l’y dénicher. Malheureusement, il ne suffit pas de jouer une pièce dans un lieu de culte pour qu’à son tour elle le devienne pour autant.

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crédits photos : Yuula Benivolski.

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Je ne saurais recommander assez chaudement le court et magnifique roman Journal d’un recommencement de Sophie Divry (Éditions Noir sur blanc, coll. « Notabilia », 2013), qui a su me conforter dans ma fascination des églises.

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