Filiations fragmentées

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28.03.2022

Sappho. Texte : Marie-Ève Milot et Marie-Claude St-Laurent ; Mise en scène : Marie-Ève Milot ; Interprétation : Florence Blain Mbaye, Nathalie Claude, Muriel Dutil, Katia Lévesque, Alix Mouysset. Présenté au Théâtre de Quat’Sous jusqu’au 2 avril 2022.

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Souvent synonyme de lesbien, l’adjectif saphique sert aussi à qualifier le vers de onze syllabes, une invention de la poétesse Sappho, qui aurait vécu autour du VIIe siècle av. J‑C. sur l’île de Lesbos. Le mot fait partie des legs tenaces de l’écrivaine, dont l’œuvre a pourtant été décimée au fil du temps et des interdits. Située au milieu d’un Montréal hostile et en changement, la pièce Saphho, actuellement présentée au théâtre de Quat’Sous, réactive la polysémie du terme en mettant en relation l’histoire sinueuse de la figure antique et la complexité de l’amour au féminin. Nous  y assistons au déploiement de fragments qui parsèment notre mémoire collective proche ou lointaine.

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Le récit prend place chez Denise, ancienne tenancière pas tout à fait retraitée, dont la maison du Centre-Sud reste ouverte à toute femme nécessitant des soins, un toit, un endroit où se poser. Résolumment contemporain, le Montréal qui nous est présenté est la cible de rénovictions : la femme aux longs cheveux gris clame d’emblée qu’il est hors de question que son espace se transforme en condos. Elle souhaite qu’il demeure un lieu de passage et  d’apprentissage pour celles qui ont du plomb dans l’aile, une oasis de philia et de care. Sacha, Joris, Ariane et Chloé se croiseront donc chez elle, au fil des va-et-vient. Toutes y trouveront matière à réflexion sur le désir, surtout féminin. Malgré un noyau protecteur qui les enveloppe, les femmes présentées dans la pièce cohabitent avec une violence qui à la fois construit et détruit les liens entre elles.

Reflet de ce lieu un peu délabré mais réconfortant, l’atmosphère de la mise en scène est chaleureuse. Ses tons de rose délavé renforcent autant cette impression de douceur que de décrépitude (le papier peint est beige et déchiré par endroits). Le décor, plus grand que nature, donne l’impression que les personnages sont des figurines dans une maison de poupées. Une estrade sert de divan ou de lit : tantôt Denise s’y repose, tantôt on s’y rassemble.

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On comprendra rapidement que l’habitation est un des enjeux de la pièce. Au-delà du besoin d’habiter une maison à soi, comme ces gynécées réservés aux femmes, on sent chez les protagonistes un désir de laisser les choses intactes. Moderniser ou même sécuriser l’appartement rend profondément inconfortable Denise; ce sera une source de conflit entre elle et sa fille. De fait, un sentiment de dépossession plane sur elles et va jusqu’à se manifester sous la forme d’une menace d’expulsion. Les voisins, désignés au masculin, sont un groupe qu’on dérange. Ils ne cachent pas leur envie de voir Denise partir et l’appartement, disparaître – comme l’héritage antique de la poétesse.

C’est sur le mur abîmé par les dégâts du temps que les images rétroprojectées (grâce à des acétates ou un bac d’eau et d’encre) prennent place. Par ce dispositif, l’enchaînement des scènes paraît ponctué d’un genre de cours magistral, durant lequel Denise raconte la biographie et l’héritage artistique de Sappho. On en voit aussi apparaître les grandes lignes dans le scrapbook qu’une voisine vient aider Denise à composer. Dans un agencement de retailles et de photos, des silhouettes découpées dans le papier défilent tout en motifs et textures, entre le jeu d’ombres et la surimpression. Ce passe-temps, souvent discrédité, prend ici un sens honorifique : l’enchaînement des collages rappelle la filiation fragmentée des femmes, souvent relayées en marge de l’Histoire, qui doivent réécrire et imager à leur manière leur parcours. Dans la superposition des images, Sappho côtoie ses oppresseurs, mais laisse tout de même sa trace, se perpétuant dans les gestes et les réflexions de celles qui la portent.

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Entre ces moments et l’action principale, l’éclairage alterne entre la discrétion et le jeu de lumière. Alors que la porte est un drap blanc qui s’anime lorsque le vent le traverse, les actrices se placent dans l’espace comme des femmes qui posent. Il en reste une sensation d’avoir assisté au défilement de tableaux fragmentés, à l’enchaînement de différents territoires de l’amour entre femmes, déclinés entre le désir, la complicité, la romance. L’apogée de cette complicité se traduit par une scène de danse désarticulée, cathartique, durant laquelle les protagonistes laissent leur corps se libérer du répertoire des gestes qui appartiennent au quotidien, à l’acceptable. Les différentes trajectoires se retrouvent alors réunies dans un seul amas, cohérentes dans leur disparité.

Somme toute, le texte de Marie-Ève Milot – qui assure également la mise en scène – et de Marie-Claude St-Laurent rend bien hommage à Sappho, une figure aussi cruciale que délaissée, qu’on connaît aujourd’hui surtout par bribes. De l’île de Lesbos jusqu’à Montréal, le croisement des trajectoires plurielles réussit à former un kaléidoscope de féminités, dont le prisme est le legs de cette poétesse révolutionnaire de la Grèce antique. Si la pièce se veut une réflexion sur la diversité sexuelle, force est cependant d’admettre que la multiplicité des expressions de genre n’y est pas ou peu abordée : l’opposition au changement que prône Denise, s’il a une dimension conservatrice bienfaisante dans la mesure où il l’incite pertinement à protéger un héritage menacé, semble malheureusement avoir eu un impact (involontaire?) sur la fluidité des représentations.

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crédits photos : Yanick MacDonald

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