Expérience de la crise

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20.11.2019

Simon Beaulieu, Le fond de l’air, Office national du film du Canada, 2019, 78 minutes.

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Les RIDM présentaient samedi passé Le fond de l’air, le nouveau film de Simon Beaulieu, à qui l’on doit déjà Godin (2011) et Miron : un homme revenu d’en dehors du monde (2014). Le réalisateur renouvèle ici complètement son approche et offre un long-métrage particulièrement intense sur la crise environnementale actuelle, qui tient davantage de l’essai que du documentaire. Entre expérimentation formelle et plaidoyer, Le fond de l’air mise sur la distorsion des images pour donner à voir l’impossible adéquation entre nos vies quotidiennes et l’état de notre monde.

Le choix de l’inconfort

Simon Beaulieu a vraisemblablement voulu que le spectateur soit remué dans ses entrailles, du moins qu’il ressente un malaise ou un sentiment d’inquiétude. Le film contient trois types de séquences. Le premier type, celui qui est le plus présent, repose sur l’utilisation de la caméra subjective. Le réalisateur a demandé à des connaissances de filmer leur quotidien avec une caméra GoPro pendant une certaine période de temps et a fait de ces images banales et répétitives la matière principale du fond de l’air : préparatifs matinaux, déplacements à pied ou en transport en commun, réveil, coucher. L’utilisation de la GoPro implique une restriction continue du champ visuel qui nous empêche de situer ce qui est vu dans un cadre général, ou encore de relier les bruits ambiants à leur source lorsque celle-ci se trouve hors champ. Les individus filment plutôt qu’il ne sont filmés, et ne sont présents qu’en négatif, à travers l’enchaînement de leurs gestes et l’apparition de petites parcelles de leur environnement. Ce mode de captation va également de pair avec une absence totale de stabilité à l’écran, qui crée une importante sensation d’inconfort physique, voire de nausée pour les plus sensibles.

Ces images sont accompagnées par des extraits radio dans lesquels des journalistes et animateurs discutent de l’urgence climatique et de l’état désastreux du monde. Plus le film avance, et plus on comprend que le réalisateur a cherché à souligner l’inadéquation, la discorde troublante entre les images extrêmement banales de quotidiens qui pourraient être les nôtres, et ce fond ambiant omniprésent, ce commentaire toujours réitéré sur le gouffre dans lequel semble se précipiter l’humanité. La confrontation entre les images et les extraits de radio reflète la nature obligatoirement schizophrénique de la conscience contemporaine, prise entre la connaissance des faits quant à l’état du monde et l’emprisonnement dans un quotidien qu’on peine à transformer.

Un deuxième type de séquence contient des images filmées par une caméra thermique, qui font voir des silhouettes blanches et des visages fantomatiques sur fond noir, images qui évoquent par moment le cinéma d’horreur et qui apparaissent comme le miroir de l’humanité en train de disparaître. La dimension apocalyptique du film revient par ailleurs dans le dernier type de séquences, celui qui présente des enchaînements stroboscopiques – là encore, l’inconfort visuel du spectateur est suscité – d’images d’archives dans un maelstrom de scènes de la vie humaine provenant d’époques et de lieux différents. Dans un temps « où il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme », ce défilement fou d’images détachées pourrait bien être comme une vision accélérée de ce qu’aura été l’humanité.

Expérience limite et détournements

Simon Beaulieu décrit son film comme un « essai » pour éviter un classement trop restrictif et pour ne pas avoir à trancher entre réalité et fiction. Le fond de l’air recourt par moments à l’invention et repose sur une scénarisation évidente, même lorsqu’est utilisée la caméra subjective. C’est ce qu’implique nécessairement le fait que les différents « acteurs » du film ont un rôle actif et filment eux-mêmes leur quotidien. Reste du genre documentaire, en plus de l’utilisation d’archives, l’intention de capter une certaine ère du temps, une expérience actuelle de l’existence. Les extraits de radio introduisent par ailleurs les grands thèmes de la crise environnementale, thèmes que nous connaissons déjà et qui sont presque devenus des lieux communs, tellement la situation de l’environnement occupe la conscience collective : l’ère de l’anthropocène, la réduction massive de la biodiversité, le transhumanisme, l’accélération du progrès, le sentiment de se trouver à un moment de bascule, pour en nommer quelques-uns. Le fond de l’air ne cherche ni à informer, ni à lancer le spectateur sur des pistes de solution. Il s’agit plutôt de faire vivre une expérience esthétique intense et difficile, presque limite par moments.

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Simon Beaulieu dit avoir un intérêt pour des énergies comme celles du métal ou du hardcore, énergies qu’il a voulu reproduire dans son film. C’est dire que celui-ci est porté par une dimension spectaculaire, un sens aiguisé de la performance. Cela dit, il a également pour ressort une réflexion sur l’omniprésence des images dans notre quotidien. Le réalisateur a indiqué lors de la discussion suivant la projection avoir voulu sortir les images d’un circuit commercial, ce que le film fait très bien, notamment par l’absence de récit – ce sont les bonnes histoires qui font vendre – comme par le rejet d’un rapport objectifiant à l’image, qui serait fait de désir ou d’une volonté de consommation. Le Fond de l’air est le résultat de quatre ans de lectures et de réflexions touchant à plusieurs champs du savoir, comme la psychologie et la philosophie. Le film s’ouvre d’ailleurs sur une citation de Günther Anders, intellectuel allemand qui a critiqué de façon relativement précoce l’usage de la technologie et défendu une position antinucléaire. Suit tout de suite après la lecture d’un extrait d’un poème de Musset, qui trouble par l’acuité prophétique dont il semble faire preuve: « Vous vouliez faire un monde. – Eh bien, vous l’avez fait. / Votre monde est superbe, et votre homme est parfait/ […] Tout est grand, tout est beau, – mais on meurt dans votre air. »

Le film de Simon Beaulieu me laisse dans un état d’ambivalence, qui vient peut-être de la difficulté à décider si celui-ci en fait trop ou pas assez. Le film n’offre aucun moment de détente, et son rythme effréné laisse un peu pantois à la fin. L’urgence climatique est indéniablement un thème qui génère beaucoup d’œuvres et qui occupe la communauté artistique. Le fond de l’air a le mérite de ne pas répéter ce qui a déjà été fait et d’intégrer des propositions esthétiques et formelles audacieuses. Comme le suggère Hugo Latulippe dans son petit essai-plaidoyer paru tout récemment, Pour nous libérer les rivières (Atelier 10, 2019), le temps doit être à la révolte, au coup d’éclat. Le film de Simon Beaulieu a heureusement cette énergie de la dernière chance

 

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