Ensemble(s)

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02.09.2015

Après la peur

Conception de Sarah Berthiaume, Gilles Poulin-Denis et Armel Roussel ; direction artistique d’Armel Roussel ; textes de Selma Alaoui, Sarah Berthiaume, Dany Boudreault, Jean-Baptiste Calame, Salvatore Calcagno, Soeuf Elbadawi, Julien Mabiala Bissila, Joël Maillard, Florence Minder, Gilles Poulin-Denis et Armel Roussel ; avec Selma Alaoui, Sarah Berthiaume, Dany Boudreault, Romain Cinter, Larissa Corriveau, Marie-Aurore D’Awans, Soeuf Elbadawi, Vanja Godée, Julien Jaillot, Denis Laujol, Adrien Letartre, Vincent Minne, Gilles Poulin-Denis, Sophie Sénécaut, Aymeric Trionfo et Uiko Watanabe.
 

Une création d’Armel Roussel / [e]utopia3, en coproduction avec le Théâtre Les Tanneurs et le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, présentée en première mondiale au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui du 1er au 5 septembre 2015.

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Le nom faisant foi de bien des choses, que je dise d’emblée avoir été tenté d’intituler cet article «Tiers-monde». D’une part parce qu’Après la peur est composé de douze chambres dont chaque participant – ce terme me semble ici plus approprié que spectateur – n’en choisira et vivra que quatre, lui donnant ainsi accès qu’au tiers de l’ensemble ; d’autre part, parce que c’est hanté par les images immondes de migrants bafoués par l’Occident dont nous assaillent les médias depuis quelques jours que je me suis mis à l’écriture de ce texte. C’est d’ailleurs dans cette optique qu’Après la peur a vu le jour, déambulatoire conçu par onze francophones dont la mission était de revisiter La peur d’Armel Roussel, spectacle créé en 2013 et qui exploitait ce «frein puissant de nos actions ou moteur aussi vicieux qu’obscur de nos comportements» (Théâtre National de Belgique).

Cela a donné lieu à une «immersion dans la ville sous forme de road trip ludique, philosophique et interactif», ainsi que l’annonçait le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui dont le directeur artistique avait entre autre volonté «d’inscrire ce théâtre, de par son mandat national, comme un joueur de la francophonie internationale». Ce sont des auteurs – pour la plupart également interprètes – québécois et canadiens, français, belges, suisses ainsi que congolais qui signent les différents univers d’Après la peur. Par contre au dernier moment, un artiste comorien, devenu «un musulman de moins» dans le titre d’une des chambres, «n’a pas été autorisé à entrer sur le territoire canadien et […] a été retenu au poste frontière par les services d’immigration», pouvait-on lire dans le programme de la production.

Fantasme, en quelque sorte, cet après, malgré le désir vibrant de communauté qui transporte le collectif ; un après qui est encore à construire : en témoigne quotidiennement la politique occidentale avec les nombreux gouvernements de droite qui y pullulent actuellement et qui font de la peur le vecteur de leurs campagnes… non sans montrer constamment que la vraie menace vient souvent de l’intérieur. Difficile ici, en tout cas, de ne pas déjà voir dans l’imagerie du spectacle – le comédien et auteur Dany Boudreault tenant haut et ferme un panneau ARRÊT trafiqué – l’écho visuel d’une anecdote presque récente de notre scène parlementaire fédérale.

D’où sans doute les fameux mots de Wittgenstein («les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde») que l’on entend à un moment donné dans une des chambres, l’une des seules à se dérouler à l’intérieur du théâtre encore qu’aucune de ces partitions d’environ une demi-heure n’aient lieu sur le plateau, qui deviendra plutôt le terminal festif où on se réunit, d’où tout part, et où on revient chaque fois. Les quelque cent participants au déambulatoire, présenté pour la première fois à Montréal avant de s’installer à Paris, Bruxelles, Limoges et Ouagadougou, seront vite appelés à déplacer leurs a priori face au théâtre en (re)découvrant leur propre place grâce notamment au regard des autres. Reste par contre à espérer que plusieurs outsiders oseront également l’aventure, comme pour décloisonner encore plus le langage (théâtral).

 

« Les amis qu’on s’invente sont les meilleurs »

 

C’est donc sur trois continents que les mouvements d’Après la peur suivront un temps les mots de Maupassant, les rêves de certains spectateurs d’ici et d’ailleurs, le covoiturage d’un groupe jazz en Afrique, les effets de la maladie d’Alzheimer sur un cinéaste avec qui on rejoue le film de sa vie, les fonctions de la surveillance citoyenne, les soubresauts d’un amour jamais vraiment né, les réalités de l’absence, certaines réminiscences de l’adolescence, les fondements du vivre ensemble, les questions que pose une radio «à la fois lyrique et déglinguée», le ronronnement d’une bagnole au cœur d’une Amérique fictive, ou encore les larmes d’une jeune femme dans un hôtel japonais.

Bien que je n’aie pris part, au risque de me répéter, qu’à quatre des douze chambres, il m’a semblé, suivant mon expérience et la lecture du programme, que quelques grands thèmes se dégagent de l’ensemble, parmi lesquels l’éphémère des sentiments – et donc du théâtre –, le réel et l’image, les frontières culturelles ou l’effacement de l’identité.

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Une question demeure cependant que j’aurais pu poser sur place car les interprètes accueillent les participants, et avec eux parlent volontiers du processus de création du spectacle, libérant celui-ci du quatrième mur, ce qui n’empêche pourtant pas de complètement plonger dans les différentes atmosphères qui nous sont proposées. Je m’interroge en effet sur la valeur du programme dans une telle production : je me demande, bien naïvement, si c’est la meilleure chose à faire que de fournir en amont autant d’informations aux participants, ce qui me semble un peu atténuer l’effet de surprise de chaque chambre quoique l’inventivité des formes ne manque pas d’étonner. Or on peut deviner que la chose ait été soulevée par les concepteurs puisque le spectacle donne aussi à voir une logistique solide et impressionnante, sans toutefois être rigide ou désincarnée. Et chaque fois, une certaine poésie finit par nous atteindre.

Ces mots d’une lettre touchante, par exemple, qu’un(e) Bruxellois(e) écrivait à quiconque l’ouvrirait à Montréal : «Si tu vas au théâtre, c’est que tu as compris l’importance de la vie et la légèreté à lui donner.» Sans vouloir être (trop) fleur bleue, il faut convenir que cela inaugure bien la saison.

 

crédit photos : Nicolas Hubert

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