Disparaître dans les coulisses avant de revenir sur scène

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15.03.2019

Ce qu’on attend de moi. Création et idéation : Philippe Cyr et Gilles Poulin-Denis ; réalisation et direction photo : Jérémie Battaglia ; caméra : Patricia Derome et Benjamin Schiavi-Paris ; scénographie : Odile Gamache ; conception des éclairages : Cédric Delorme-Bouchard ; conception sonore : Owen Belton ; direction de la technologie vidéo : Jordan Lloyd Watkins ; direction technique : Dominic Dubé ; direction de production : Clémence Doray ; machiniste et direction technique en tournée : Wanderson Santos Damaceno ; sonorisation et régie : Charles Laurier ; coproduction 2PAR4 et L’Homme allumette. Présenté à l’Usine C du 13 au 16 mars.

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Quand il ne peut plus lutter contre le vent et la mer pour poursuivre sa route, il y a deux allures que peut encore prendre un voilier : la cape et la fuite. La fuite reste souvent, loin des côtes, la seule façon de sauver le bateau et son équipage. Elle permet aussi de découvrir des rivages inconnus qui surgiront à l’horizon des calmes retrouvés. Rivages inconnus qu’ignoreront toujours ceux qui ont la chance apparente de pouvoir suivre la route des cargos et des tankers, la route sans imprévu imposée par les compagnies de transport maritime. 
Henri Laborit

Ce qu’on attend de moi propose un dispositif scénique qui a de quoi surprendre : chaque soir, un spectateur est désigné pour participer au laboratoire qui nous est diffusé en direct sur l’écran du bar de l’Usine C, au moment où celui‑ci évolue ailleurs dans le théâtre. Il faut dire que le metteur en scène, Philippe Cyr, est reconnu pour entreprendre des projets hors-normes ; celui‑ci ne fait pas exception.

Avant que le spectacle ne commence, on met en place un processus de sélection où la notion de liberté est évoquée, ce qui annonce déjà les questions de conditionnement collectif et de libre arbitre qui seront abordées en filigrane durant tout le spectacle. Le participant ainsi choisi est ensuite amené dans une pièce où Gilles Poulin-Denis, le maître d’œuvre de la soirée, lui donne des consignes et lui pose des questions aussi générales qu’intimes par le biais d’une oreillette. Après coup, on se rend bien compte que cet exercice, qui ne semblait être qu’un prétexte à faire connaissance et à mettre le candidat à l’aise, servait en fait un objectif précis : rassembler de l’information sur sa vie personnelle et professionnelle, sur ses aspirations et ses regrets, de manière à mieux forger et orienter l’objet de sa fuite fantasmée dans la suite du spectacle. À notre insu, la mécanique était déjà en marche depuis le début.

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L’évasion hétérotopique

Après ce préambule – mais en était‑ce un ? –, on rejoint le participant sur scène, où des zones ont été tracées au sol. Chacune est identifiée par un écriteau (« Route », « Sous-sol », « Forêt », « Célébration », etc.) et occupée par des objets (vélo stationnaire, boîtes de carton, branches, ballons, etc.). On l’invite à investir un espace à la fois, puis à répondre à des questions introspectives, à répéter des paroles qu’on lui souffle à l’oreille, ou encore à s’improviser une autre vie à l’intérieur de ces lieux ; bref, à examiner tour à tour sa vie passée et sa vie rêvée. En fait, c’est à se demander si, en plus de l’Éloge de la fuite (1976) de Henri Laborit dont ils s’inspirent ouvertement, les créateurs n’ont pas aussi croisé les textes de Michel Foucault sur l’hétérotopie (« Des espaces autres », 1984) et ceux de David Le Breton sur les techniques de blancheur (Disparaître de soi : une tentation contemporaine, 2015) au cours de leur résidence de création. Après tout, Cyr emprunte bien la définition foucaldienne de « transgression » pour décrire l’orientation de sa compagnie, L’Homme allumette. Quoi qu’il en soit, il m’a semblé que le spectacle était une mise en forme – presque trop – littérale des réflexions et des exemples utilisés par ces derniers. Disons qu’en cela, le spectacle est idéal pour s’initier à ces questions, mais il ne propose malheureusement pas de nouvelles idées ni n’amène vraiment ailleurs la réflexion.

Ceci dit, le choix d’aborder cette question au théâtre est judicieux ; si les créateurs avaient eu recours à un autre médium, le résultat aurait eu bien moins d’impact. Comme le disent Cyr et Poulin-Denis, ils exercent « un métier où l’invention d’une autre réalité fait partie des tâches quotidiennes », ce qu’on enjoint justement le participant à faire en enfilant costumes et perruques à divers moments du spectacle. Plus encore, la scène de théâtre a ce pouvoir, propre à l’hétérotopie, de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs contre-espaces qui sont en eux-mêmes incompatibles, c’est‑à‑dire en faisant se succéder (ou se côtoyer) sur le rectangle de la scène toute une série de lieux et de temporalités qui sont étrangers les uns aux autres, et où l’impression de fuite peut alors être magnifiée. En témoigne un moment pivot du spectacle où, après que la caméra ait suivi le visage du participant en plan rapproché pendant quelques minutes dans une tente faite de couvertures et de coussins, elle l’accompagne pour son retour sur scène. On découvre alors en même temps que lui un décor complètement différent de celui qui s’y trouvait quelques minutes plus tôt, composé cette fois d’une balançoire, de phragmites et des gradins de la salle en arrière-plan. L’illusion ainsi créée est enchanteresse, elle produit une impression de voyage onirique qui devient l’un des plus beaux moments du spectacle.

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À ce titre, il faut aussi souligner la facture visuelle du projet, qui est absolument magnifique. La scénographie, les éclairages, les jeux de caméra, la musique, tout nous transporte dans ces « ailleurs » éphémères qui sont soigneusement créés et qui nous offrent des tableaux d’une grande évocation poétique. Car au-delà des questions de fuite, de disparition, de contrôle, de soumission et de manipulation sur lesquelles repose le spectacle – mais qu’on oublie un peu à la longue –, ce qu’on retient surtout de cette expérience, c’est le partage de l’imaginaire et de la fragilité d’un individu, la rencontre avec un être humain sélectionné au hasard parmi notre « communauté » de spectateurs, mais avec qui on s’identifie (« qu’est-ce que j’aurais fait ou dit, à sa place ? ») pendant une heure. On plonge avec intérêt et empathie dans les histoires intimes qu’il partage – ou fantasme –, et qui nous confrontent à l’universalité de nos sentiments de honte, de regret, d’amour, d’insatisfaction, et à notre désir de (parfois) tout recommencer à zéro.

Une célébration de nos fragilités

La nouvelle mouture de ce spectacle visait à donner encore plus de latitude à l’improvisation du spectateur. N’ayant pas vu le spectacle au moment de sa création, il m’est impossible d’établir une comparaison, mais l’efficacité de ce format 2.0 ne fait aucun doute. Car ce qui fait la force de ce spectacle, au‑delà de son dispositif – certes intéressant et nécessaire, mais qui ne fascine pas tant que cela, au final –, c’est la rencontre humaine inattendue qu’on y fait, et la beauté qui s’en dégage. On comprend la nervosité éprouvée chaque soir par les créateurs  : le spectacle repose bien plus sur l’engagement du spectateur sélectionné que sur la partition qu’ils ont mise en place et qui, bien qu’esthétique et productive, devient presque accessoire ; l’instant présent prend vite le dessus sur le dispositif scénique et les questionnements de fond.

À la fin de la représentation, on sentait que les applaudissements adressés au participant récompensaient le fait qu’il se soit si bien prêté au jeu, mais peut-être encore plus la vulnérabilité et les qualités humaines qu’il avait eu la générosité de partager avec nous. Comme si ce qui était le plus appréciable de toute cette expérience théâtrale (et humaine), au fond, c’était justement sa part d’imprévu, sa dimension fugitive.

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Crédits photos : Jérémie Battaglia

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