Discordances

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03.05.2021

Bright Worms. Chorégraphie, performance, scénographie et vidéo : Louise Michel Jackson avec la collaboration de l’équipe ; conception sonore et performance : Magali Babin ; conception lumières : Jon Cleveland avec la collaboration de Louise Michel Jackson ; regard extérieur – dramaturgie : Ellen Furey ; conseillère au mouvement : Caroline Gravel ; regard à la vidéo : Kim Sanh Chau ; conseillère sonore : Nancy Tobin ; catalyseur de mouvement : Lara Oundjian et Justin de Luna Victor Dumont.

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« … cette dissonance dans nos rumeurs habituelles […]
surabondance qui affecte le cours de notre présent
– l’espace et le temps à notre mesure –
d’un mouvement nouveau, tourbillonnaire »
Georges Didi-Huberman

Je ne sais pourquoi, assise au milieu des sièges en deuil du théâtre La Chapelle, entre happy few (une quinzaine de personnes), j’ai pensé que, dans le cœur urbain de Montréal, nous avions l’urgent besoin d’un flashmob. Un tel événement populaire pourrait-il attirer une bande d’artistes, puis une foule de curieux, réjouis de voir enfin jaillir une forme de vie au milieu des places publiques désolées ?

J’ai ensuite pensé que tous les artistes qui depuis des années ont joué et dansé au théâtre La Chapelle constituent un fashmob imaginaire, autour duquel une foule pourrait se presser pour rire et s’amuser des inventions les plus saugrenues, les plus folles, les plus protestataires, les plus déjantées qui hantent la mémoire de cette salle. Nous avons besoin des salles de théâtre et des audaces qui se tiennent entre leurs murs. Nous avons besoin de refaire nos corps avec nos folies empêchées. Nous avons besoin d’entendre ensemble les jaillissements de « l’inquiétante étrangeté ».

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Bright Worms allait précisément s’ajouter à ma mémoire comme une expérience, une manifestation délirante, une opposition radicale à la monotonie ambiante. Tout y semble venir d’un monde opposé aux morosités, aux pensées sérieuses des privations et au fanatisme de la peur, bref, aux figures d’enterrement. Pièce facétieuse, un rien burlesque, farce gracieuse, espièglerie.

Plus sérieusement, la pièce célèbre l’impermanence, l’« invisible entrevu » paradoxal : « Comment parler d’une apparition autrement que sous l’angle temporel de sa fragilité, là où elle replonge dans l’obscur ? », demande Georges Didi-Huberman dans Phalènes. Essais sur l’apparition. On ne saurait esquiver ce regard de côté sur la quête du mimétisme, de la fêlure psychique et du papillonnage incessant à travers l’art : cette perspective esthétique est celle de Bright Worms.

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Dégagez la tristesse !

Cela commence devant un paysage chatoyant, sur une banquise de pics de glace luisants. S’accumulent en monticules des feuilles de plastique chiffonnées. Ce paysage désertique impose une blancheur mouvementée. Ici et là perce une lueur verte, sans doute les vers luisants du titre de la pièce, cachés à l’intérieur de cette maquette géante.

La nature ne serait pas calme, mais l’imagination des pôles pourrait certainement tout se permettre et favoriser l’imprévisible. C’est bien cela qui se produit : un art de la chrysalide révélant sa changeante beauté. C’est dire que ces « vers brillants » et plein de rires grugent et ravagent le terrain dévasté : la banquise est habitée.

La danseuse Louise Michel Jackson sort d’une de ces bulles de glace. Elle erre assez longtemps dans cet univers atone. Puis elle semble avoir réfléchi, gagné du terrain, pénétré les mondes sub-glaciaires pour en finir avec sa propre latence et découvrir des jeux de lumière inattendus dans une nature florissante. Bariolée en coléoptère qui change de parures, elle se met à cabrioler, à voleter, à s’enivrer de mouvements de mouche, à tomber comme une phalène près de la boîte de l’entomologiste.

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Bien sûr, ce fut un peu long de s’entendre expliquer la diffraction de la lumière dans l’eau, la brillance des phosphores et des couleurs aquatiques. Mais nous y étions, dans ce monde inconnu des naufrages, des pieuvres, des poissons lunes, des hippocampes et autres invertébrés aux yeux glauques et aux dos rayés. Par bonheur, dans cette vision d’aquarium, tout était pastel et couleurs joyeuses.

Démesure de l’insecte

Sur scène, Magali Babin compose et règle les sons. Peut-on dire « régler », dans cet univers fait pour rester décalé ? On y demeure en marge, à l’envers, à côté, dans l’imparfait du low-fi, entendez dans le contraire des qualités sonores et harmoniques du « high-fidelity » et de l’univers léché qui s’en réclame.

Le son dérape, la danse se désagrège, loin du beau, et pourtant, c’est vif, athlétique, plein de pirouettes, de gymnastique et d’équilibres sur les mains, la tête, le ventre. On est dans l’ailleurs, dans l’apesanteur, dans l’esprit des danses de rue, dans l’invention pure des enfants qui font la fête ; on les entend d’ailleurs jouer et babiller longuement.

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À la fin de la pièce, la performeuse dirige sa torche sur l’écran du fond des océans, magnifiant les singularités colorées et iridescentes du spectacle imagé. Est-ce la vraie nature, est-ce un jeu de formes et de pixels ? Peu importe. Dans cette réalité saugrenue, agrandie par le regard émerveillé qui la fait apparaître et disparaître, l’illusion ciblée par Deleuze dans L’Image-mouvement pointe les affinités de nos esprits avec les données obscures de la nature autant qu’avec la nuit des rêves. Bright Worms affiche insolemment sa complicité avec l’inconnu.

crédits photos : Jon Cleveland, Marie Poly

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