Devenir femme, oui, mais le demeurer

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16.02.2021

Le Coût de la vie et Ce que je ne veux pas savoir, Deborah Levy, Paris, Éditions du sous-sol, 2020, 159 et 137 pages. Traductions de l’anglais par Céline Leroy.

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Que signifie, pour une Anglaise de cinquante ans, née Blanche en Afrique du Sud, juive, fille d’un membre de l’ANC militant pour l’égalité des droits, battue à l’école, instruite, professionnelle, mariée, mère de deux filles…, vivre enfin sa vie ? Il lui faut rompre, oui, se dit-elle, mais avec quoi, et pour aller où ?

Ce n’est pas tant comment ni pourquoi rompre qui importe dans Le coût de la vie et Ce que je ne veux pas savoir, mais comment orienter les gestes de libération posés. « Toujours écrire à partir de la ligne du haut. Commencer ici », lui répétait, punitions corporelles à l’appui, l’institutrice blanche. Après l’élan, se sentir « dépassée », se reposer les mêmes questions et dégager celle qui compte : telle sera l’expérience.

Une saine gestion de l’écart

Sous l’incipit de Duras et munie d’une bonne connaissance de la littérature, Deborah Levy trouve, avec une plume allègre, le détachement et l’humour protecteur qu’il faut pour rester en vie, être fière de l’être. L’écriture un chemin vers sa propre endurance.

On croirait la narratrice couchée sur le divan, se laissant aller aux associations libres, dans un discours percé d’inconscient. Ça parle, ça pleure et ça rit. Ça pense, à travers la tempête des émotions. D’abord, le mariage fait naufrage. Après les larmes, et les décisions, la narratrice campe au « je » son quotidien avec ses filles. Déboires et petites joies creusent sa volonté : « Ce dont j’avais besoin, c’était une construction toute neuve. »

L’écriture est directe, personnelle, pointilliste, intègre. À base de détails austères, le récit des multiples contrariétés brille d’intelligence. Toute lectrice peut y retrouver ses propres blessures et ses désirs secrets. Levy montre la fonction d’« espace liminal » qu’occupe l’écriture. Ainsi, ce « coût de la vie » pourrait bien en être le vade mecum imaginaire qui répare les vies de femmes que l’insignifiance a trouées.

Libérer sa colère

Levy, par son aisance sans fards, est avant tout accessible : « Choisir de parler de notre vie comme bon nous semble est une liberté que, dans l’ensemble, on choisit de ne pas prendre », écrit-elle en écoutant une jeune fille, pleine de vitalité, se faire aborder par un bellâtre qu’elle déboute, l’air de rien. Le ton et la forme sont trouvés, on a déjà lu ce récit familier, mais à chaque fragment cette certitude dévie un peu. L’énigme fait planer le risque d’échec, et les phrases courtes, fraîches et expertes, ont une touche plus imprévisible que rebattue. Le rythme est bon.

Elles sont attachantes, ces femmes qui doutent de leurs capacités, mais qui surmontent leurs difficultés. La richesse de leur vie intérieure se meut en une force impérieuse. Elles ne peuvent exister sans partager les vies d’autres femmes, les plus déprises des codes de la féminité.

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Le prix à payer

Un siècle après Virginia, on se demande avec Levy comment on peut en être encore là. Mais d’une certaine façon, ce n’est pas d’expression solitaire qu’il est question. C’est, sans culpabilité, de solidarité. L’auteure plonge du côté de Dickinson, Woolf, Duras, Ernaux, Ferrante, relayant les écrivaines féministes, se dissolvant et se recomposant, dans cet étrange passage où leurs mots s’incarnent. Finaliste du Man Booker Prize, Deborah Levy se prévaut de ce qu’elle appelle a living autobiography : il ne suffit pas de se raconter pour être vivante. Elle insiste sur l’épreuve : « La liberté n’est jamais libre ». De là, son écriture blanche. Sa lucidité se formule dans l’évidence, mais, comme par un sel décapant, elle fait reluire les objets, les sensations.

Ce que je ne veux pas savoir, sous-titré Une réponse au « Pourquoi j’écris » de George Orwell (1946), est une adresse féministe située entre Annie Ernaux et Maggie Nelson, moins triomphaliste que le clairon orwellien. Dans ce second opus, où elle raconte sa jeunesse en Afrique du Sud, l’emprisonnement du père, puis l’arrivée en Angleterre, Levy signe son identité en construction, la place des modèles et des rencontres dans sa vie. Pourquoi, se demande-t-elle, enfermer les écrivaines dans l’illusion qu’un égoïsme orwellien serait indispensable à l’écriture ?

Ses références à Duras sont parmi les plus percutantes. Comme Duras, elle a connu les combats de libération coloniale, la part perdue de l’innocence, la violence ressentie au quotidien. L’exil se confond alors avec une lutte plus grande, plus sournoise, plus secrète et portée par l’histoire des femmes.

Les yeux grands ouverts

Qu’est-ce donc que l’autrice ne veut pas savoir ? Que l’accueil anglais cache un nouvel exil à surmonter, que l’écriture même soit un leurre, c’est ce que la narratrice constate, perplexe, puis enragée. L’adolescence d’une certaine écriture féminine a duré trop longtemps, dit-elle : « Nous fuyions les mensonges cachés dans le langage de la politique, les mythes sur notre caractère et le but de notre existence. Nous fuyions aussi nos propres désirs, sans doute, quels qu’ils fussent. Mieux valait en rire. »

Dans Une chambre à soi, Virginia conseillait aux femmes de rester calmes. Levy, en fin de compte, s’est conseillé de brancher son ordinateur, au milieu du désordre et de l’inconfort, loin de la beauté, et de se mettre en chantier, pour renouer les liens électriques distendus de la lutte féministe. Effort sisyphéen et fascinant qui l’a conduite de Majorque en Amérique, en passant par les rencontres avec des gens de trois continents, l’Europe, l’Asie et l’Afrique, derrière lesquels elle pose discrètement son point final.

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