Destierros d’Hubert Caron-Guay: Cinéma de contact

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Hubert Caron-Guay, Destierros, Les Films de l’Autre, 2017, 92 min

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C’est par une esthétique de l’ombre, de la nuit, entre intensité et délicatesse, que les spectateurs se retrouvent au plus près des êtres et les rencontrent dans Destierros. Premier long métrage solo d’Hubert Caron-Guay, le documentaire nous entraîne sur les routes du Mexique parcourues par des migrants d’Amérique du Sud (principalement du Honduras, du Guatemala ou du Salvador) qui souhaitent atteindre à tout prix les États-Unis ou le Canada. Parmi eux à attendre un train auquel s’accrocher, guettant la police, sur les sentiers des forêts, avec eux dans les refuges et les confidences, la caméra accompagne et témoigne de la violence du trajet comme de la force de leur détermination. Sans être le premier film sur ces migrants, Destierros renouvelle l’approche traditionnelle non seulement par sa forme, mais aussi par son éthique qui forge le film et nous atteint.

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Ils et elles viennent de l’autre côté du mur, des murs, d’en bas, et s’acheminent du Sud au Nord pour tenter de troquer leurs vies contre des possibles. Plus on monte, moins on les trouve, surtout les femmes, car les dangers sont multiples. Ils sont généralement seuls, dans un état proche de la survie, ce qui en fait des proies faciles à tous types d’abus, notamment de la part des groupes criminels, sans compter la répression policière accrue par les pressions politiques des États-Unis sur le Mexique. Les tortures et les agressions diverses les guettent, en plus des difficultés inhérentes aux conditions de voyage. Resteriez-vous dix heures sur le toit d’un train ou accroché à sa paroi, sachant que vous serez encore loin de votre destination à l’arrivée? Lors d’une scène où un attroupement de migrants s’approchent des trains arrêtés en gare en espérant y grimper,un homme accompagné de sa fille d’une dizaine d’années pense pouvoir le faire. Les autres lui disent « Laisse ta fille derrière, elle ne pourra pas le faire, c’est trop dur pour elle, elle va lâcher en cours de route. » « Mais non, je ne te laisse pas ici », répond le père. On ne sait quelle idée est la plus rassurante. De toute façon, la police de l’immigration surveille les gares et s’approche; le groupe se disperse. Sur cette trajectoire éprouvante, les seuls véritables répits, les seuls accueils trouvés sont dans les refuges essentiellement tenus par des organismes religieux.

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La caméra est toute en proximité, dans le mouvement, que ce soit celui de l’attente épuisante, de la fête qui défoule, de la prière avant le coucher. Les scènes du parcours sont entrecoupées par de puissants témoignages, hautement intimes, qui sont parfois directement adressés à nous, spectateurs canadiens. Plongés dans l’obscurité, seuls les visages se démarquent dans la lumière qu’ils pourraient éviter mais qu’ils habitent de toute leur histoire, de leur vérité, de leur propre lumière. La forme augmente l’impression de clandestinité mais aussi de mystère, rappelle une conversation vidéo sur téléphone ou ordinateur. Ces vies si éloignées des nôtres, soudainement si proches, nous regardent dans les yeux, se présentent dans leur fragilité comme dans la force qui les anime pour entreprendre et poursuivre un tel périple. Ce qui est raconté n’est pas raconté aux autres migrants, ni même seulement à la petite équipe de tournage (composée seulement d’Hubert Caron-Guay et d’Étienne Roussy, directeur photo), mais surtout à nous qui sommes loin, qui ne connaissent pas ou ne comprennent pas l’immigration. On entend les raisons de leur départ, les épreuves du parcours, ce qui parfois a été trouvé en bout de chemin, car certains se font prendre, sont incarcérés puis renvoyés au pays d’origine, et recommencent. Et pourtant, de toute évidence il ne s’agit pas d’émouvoir, mais simplement de dire les choses sans ménagement.

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Cette hyper-intimité des paroles et des corps est une approche qui a distingué le travail du groupe d’action en cinéma Épopée, au sein duquel le réalisateur a collaboré intensément de 2010 à 2015 (de même qu’Etienne Roussy et Ariane Pétel-Despots, qui assure un montage fin et perspicace). Pendant ces années, Épopée a produit plusieurs courts-métrages qui ont menés à des longs-métrages avec des hommes de la rue, toxicomanes et travailleurs du sexe. Le groupe a également filmé de nombreuses manifestations et actions militantes en 2012 et 2015, ainsi que des témoignages de personnes impliquées dans ces mouvances sociales, produisant Insurgence et Rupture. Dans tous ces projets, un profond respect des sujets, un lien de confiance unique qui permet de dépasser les notions de spectacle et de sensationnalisme, ainsi qu’une certaine mise en danger immersive sont palpables. Cette manière de faire, Hubert Caron-Guay la reprend, la prolonge et se l’approprie. Définitivement dans le registre du senti et de l’expérientiel, Desterrios ne s’y cantonne pas pour autant et se veut plus clair, plus défini, plus lumineux, bien que cette lumière soit crue et abrasive au cœur de la nuit migratoire. L’éthique de la démarche ne sacrifie en rien l’esthétique du film, au contraire, elle la propulse, la force à signifier. À l’épuisement du périple et à sa violence, le film répond par la contemplation : le paysage, le ciel, le mouvement du train dans toute leur indifférence face aux drames humains. Dans l’accumulation des scènes aux premières lignes de la migration, d’ambiances chaotiques et de paroles vives, les images d’Étienne Roussy font brèche, font poésie, par un calme fatigué.

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La beauté n’est pas là pour rassurer, encadrer ou faire contre-point, elle est incluse dans le respect des réalités transmises. Il s’agit bien de faire de l’art et du bon, mais pas sans responsabilité face à la détresse côtoyée, et surtout pas dans le cadre d’un documentaire. D’autant plus lorsque l’on vit de l’autre côté du mur que ces personnes tentent tant de franchir, et qu’on a une petite idée des épreuves et de tous les murs que les migrants rencontreront dans des sociétés qui les jugent et les accueillent si peu. Déjà au Nord du Mexique, les migrants sont en très petit nombre, il ne reste que des hommes, et ils hésitent à risquer leur vie ou leur liberté pour franchir le mur états-unien férocement gardé sur lequel le film aboutit. Destierros n’est pas un cinéma auquel les spectateurs sont habitués mais n’est pas hermétique, abstrait ou provocateur pour autant. Chaque personne pourra y prendre le chemin qu’il trace au rythme de sa propre sensibilité.

crédits photos : Les Films du 3 mars_Les Films de l’Autre.

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