Denault, dryade

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30.10.2015

L’Échappée, Karine Denault/L’Aune, Agora de la danse, 21 au 23 octobre 2015.

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Chorégraphie et interprétation : Karine Denault. Collaborateurs : Marie Brassard, Dana Gingras, Yannick Grandmont, Line Nault, Alexandre St-Onge, Jamie Wright. Éclairages : Armando Gomez Rubio. Musiques : Austra, Duchess Says, Le Fruit Vert, Bobo Boutin.

 

« …ses cheveux verdissent en feuillages ;

ses bras s’étendent en rameaux ; ses pieds, naguère si rapides,

se changent en racines, et s’attachent à la terre : enfin la cime

d’un arbre couronne sa tête et en conserve tout l’éclat. »

(Ovide, Métamorphoses)

 

Dans la mythologie grecque, les Dryades étaient des nymphes qui dansaient autour des arbres. La plus connue, Eurydice, a inspiré quantité de légendes et de poèmes consacrés aux femmes complices des bois et des bosquets. Ces gardiennes de la forêt, libres, légères et fortes, ont souvent été représentées avec une couronne de feuilles de chêne et des bras prolongés par des branches feuillues. C’est à ce mythe que la danseuse et chorégraphe Karine Denault, conseillère artistique pour le Festival TransAmériques jusqu’en 2014 et codirectrice de la maison d’édition Le Quartanier, a prêté son imagination et son corps dans L’Échappée.

Campée au milieu d’une simple installation de feuilles, à deux ronds de sorcière, la gracile danseuse enveloppe son buste et son visage de feuillages verts. Elle se tient souple, immobile en sculpture baroque, d’où elle va émerger en animal anthropomorphe, tour à tour nue ou cachée sous sa chevelure longue, qui devient fourrure  sous une volumineuse perruque où son corps disparait. S’ensuit sa déclinaison intime, au sol, de figures sculptées, faunesques et paradisiaques, formes baroques tout juste échappées d’une fontaine romaine en ce jardin mystérieux, au fond des bois noirs.

Denault se donne à corps perdu, à voix haute et à cœur joie, dans de délicats déplacements accompagnés de ses chants. Elle s’enfouit dans la musique qu’elle aime, plus Narcisse en son solo que Daphné, complice de Cupidon attirant Apollon ou Pan – ce vilain dieu des bergers affublé de pattes de bouc –, pour s’enfuir, insolente et naïve, sous le masque de son sourire forcé, loin de l’homme qui la pourchasse dans le mythe avec assiduité.

Déconstruction du mythe

L’échappée porte bien son titre. En se moquant de la beauté et en privilégiant une esthétique minimaliste, la chorégraphe déconstruit la danse. Une poésie plus littérale et littéraire émerge, comme cet écho de Sylvia Plath, où la virginité feuillue du corps féminin garde sa sexualité enclose :

Green virgins, consecrating limb and lip

To chastity’s service : like prophets, like preachers,

They descant on the serene and seraphic beauty

Of virgins for virginity’s sake.Virgin in a Tree »)

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Paul Klee, avant les surréalistes et avant Plath, avait dessiné « Virgin in the Tree » dans sa série Inventions de 1903. Le symbolisme de l’Art déco, surutilisant l’image de la femme arbre, trouve ici un renouveau, non seulement dans la danse, mais dans la musique de Marie-Douce St-Jacques, du collectif Le Fruit Vert fondé en 2011.

Denault se relie à une génération de muses insoumises, affirmant avec virulence l’absence de conventions face à leurs choix. Aucune conscience spéculaire ne vient garantir le projet artistique, tout ce qui bouge étant issu d’une nécessité intérieure, ludique, volontaire mais de nature préréflexive, trouvée dans l’exercice de libre association des mouvements en studio. La mémoire se réduit à des traces corporelles, ces impulsions où la danseuse s’adonne à son écriture somatique, allusive, éphémère et crue.

 

Miroir sans tain

L’œil de la répétitrice surplombe la pièce, confiance aveugle de la soliste sans miroir. Une fois la recherche d’images et de textes nourriciers intégrée, la chorégraphe bâtit son projet dans l’oubli. Nul besoin, pour celle-ci, de justifier ce qui se passe, en terme de jouissance, dans ce corps performatif vierge de tabous, qui ne craint ni l’excès ni l’insuffisance des signes.

La danse se fait mouvement psychique, éclat de rire ou moquerie soudaine, confrontation séquencée à l’espace où, consciente qu’elle n’est plus seule, la danseuse cherche des yeux, sans le voir, le public qui s’y tient. L’apparition disparue donne ainsi lieu à de justes passages au noir, signes d’une limite atteinte.

Dans la motilité ténue de la danseuse, qui nous invite à la suivre jusqu’à son ultime disparition, la dryade païenne, devenue Orphée par son chant, se rhabille de feuillages et de musique forte pour se fondre à l’amas automnal où la verdure a chu. Le symbolisme mallarméen de «L’Après-midi d’un faune», dansé par Nijinski sur la composition de Debussy, est complet, à la fois racine de tout solo et matrice féminine, cycle végétal et lierre, symbole d’attachement et d’éternel retour.

crédit photo : Yannick Grandmont

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