De l’espoir d’être humain

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14.03.2019

Phenomena, Chorgraphie : Ismaël Mouaraki en collaboration avec les interprètes ; Interprétation : Audrey Bergeron, Geneviève Boulet, Félix Cossette Levasseur, José Flores, Geneviève Gagné ; Conseillère à la dramaturgie : Estelle Clareton ; Éclairages et scénographie : David-Alexandre Chabot, Paul Chambers ; Conseillères artistiques : Geneviève Boulet, Annie Gagnon, Isabelle Poirier ; Musique : Antoine Berthiaume ; Costumes : Sarah Dubé ; Direction technique : Olivier Chopinet. Présenté à l’Agora de la danse (Montréal) du 14 au 16 mars 2019.

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Énigmatique, le titre de la toute dernière pièce de Ismaël Mouaraki réfère davantage à un processus de création qu’à quelque discours que ce soit, annonçant par là une filiation avec la recherche phénoménologique, c’est-à-dire une recherche qui se poursuit dans l’exploration de l’expérience sensorielle en elle-même. Ce qui ne veut nullement dire que l’œuvre occulte le fond au profit de la forme. Au contraire, le dialogue qui s’opère entre les deux s’avère très intéressant : si les danseurs sont guidés par cette recherche formelle phénoménologique, le chorégraphe, de son côté, projette leur recherche dans un univers de science-fiction où les protagonistes entrent dans la peau d’humanoïdes.

La danse du robot

On a déjà entendu cette histoire des robots qui voudraient devenir humains. Mouaraki nous montre l’intérêt de cette idée en danse, surtout sous l’angle de l’exploration sensorielle. Pourtant, présenter une heure de robots dansant constitue un pari artistique de taille. Pour réussir un tel pari, il est nécessaire de s’adjoindre de très bons interprètes, qui pourront tenir à bout de bras cette pièce avec ingéniosité (puisqu’ils ont collaboré à la création), avec rigueur et talent.

Dans Phenomena, non seulement les danseurs présentent des moments de pur ravissement (l’ouverture fascinante de Félix-Antoine Cossette, le solo viscéral de Geneviève Gagné ou celui, à la coordination déréglée, d’Audrey Bergeron, pour ne nommer que ceux-là), mais le défi technique du matériel paraît très intéressant et stimulant à danser (d’ailleurs, les spasmes créent une contagion kinesthésique d’importance). Ce travail semble exiger une grande concentration en ce qui concerne les commandes de mouvements, ainsi qu’une coordination hors-pair, comme on peut l’observer dans les mouvements d’ensembles, qui ne se passent presque jamais à l’unisson, malgré des positions et des rotations dans lesquelles les danseurs se frôlent, parfois sans se toucher, parfois pour exécuter des portés ou des mouvements de groupe complexes, et ce, souvent très rapidement. Si les unissons se font rares, les états de corps sont plutôt uniformisés, à quelques subtilités près (comme l’intériorité émouvante de Geneviève Boulet). La gestuelle se colle à la thématique avec cohérence : les spasmes d’automates, le découpage des mouvements de bras, de jambes, les extensions, les fentes, les rotations varient dans d’importants jeux de rythmes. Tous ces mouvements ont pourtant en commun un élément crucial, à savoir l’absence du ventre. Les danseurs obéissent aux différents stress (musique, lumière, contacts avec les autres) le ventre « absent », comme une partie du corps résistant aux chocs. C’est par cette « absence de ventre » dans le geste que se transforme en fait tout phénomène sensoriel, comme par un vecteur qui distribuerait les mouvements aux extrémités des interprètes, créant une imitation efficace du robot. D’ailleurs, c’est le personnage de Geneviève Gagné qui parvient le mieux à s’affranchir de cet état lors de son solo captivant, et ainsi à prendre davantage la forme désirée de l’être humain.

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Comment devenir humains

Cette danse de robot pourrait s’étirer en longueur si elle n’était renforcée par l’histoire qui nous est, d’une certaine manière, racontée. À travers les mouvements des danseurs, nous sommes témoin du tiraillement constant de ces personnages : leurs mouvements sont composés, d’une part, de tics mécaniques empruntés à la robotique – desquels ils veulent se défaire en tentant de comprendre et donc d’imiter,– d’autre part, d’une gestuelle assimilée à celle des humains. Ainsi, c’est par le toucher que la progression aura lieu : si les personnages dansaient isolément au tout début, il se produit une rencontre, timide tout d’abord, sans contact, au mitan de la pièce. Ces rencontres apparaissent à la seconde moitié, avec les portés et les mouvements de groupe. Il aura fallu pour cela toucher le public pour apprendre. Mais l’apprentissage sera ardu, et les tics persisteront jusqu’à la fin. La métamorphose restera donc en suspens, et une vision pessimiste se dégage alors de la fable. Pourtant nous quittons la salle bercés : l’univers très solide et très maîtrisé nous habite, nous transmet son énergie, une énergie douce. Et nous nous souvenons de cette chose que les robots ont acquise dans leur apprivoisement de l’humanité : cette solicitude et cette capacité à nous consoler, à nous rassurer entre nous.

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Phenomena résulte de pas moins de quinze ans de travail, ce qui transparaît dans la cohérence scénique tout aussi bien que chorégraphique. Que les danseurs se disputent un air humain ou automate, les propositions dansées obéissent toujours aux phénomènes sensoriels de la mise en scène. Par exemple, au commencement de la pièce, la musique renvoie aux battements du cœur, et c’est très lentement que les danseurs la suivront pour s’élever du sol. De plus, les deux gradins qui s’opposent créent un effet miroir, ce qui pousse le spectateur à questionner d’entrée de jeu les niveaux de réalité. Cet effet miroir amplifie également la symétrie du duo de Félix-Antoine Cossette et de José Flores. L’omniprésence des lignes se manifeste également dans la gestuelle, dans la disposition des danseurs ainsi que dans la scénographie. Les nombreux jeux d’éclairages latéraux, variant du gris au beige-rosé, créent l’illusion d’un plafond bas (et donnent l’impression que le gradin d’en face s’élève à l’infini) que les danseurs tentent de toucher. Les douches évoquent quant à elles des cellules de laboratoire dans lesquelles restent les corps, comme en gestation au sol lors de l’ouverture de la pièce, puis debout sur un présentoir à la fin.

C’est une pièce très accomplie à laquelle il nous est donné d’assister : une pièce dont le propos et la forme résultent d’une recherche approfondie, permettant de revisiter des idées qui, même si elles ne sont pas nouvelles, sont présentées avec conviction et habileté – et non sans un plaisir contagieux.

Crédits photos: Sylvie-Ann Paré

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