De la terre des ancêtres

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23.09.2022

aWokening. Chorégraphie et interprétation : Winnie Ho; Conception sonore : Moe Clark; Conception d’éclairages : Nien Tzu Weng ; Soutien aux éclairages : Darah Miah ; Conseil dramaturgique : Thea Patterson, Sasha Kleinplatz;  Regards extérieurs :  Angie Cheng, Justin de Luna, Geneviève Allard, Nate Yaffe, Lari Jalbert; Vidéo : Kinga Michalska; Bande-son : Moe Clark; Images : Vanessa Fortin, David Wong. Présenté à l’Agora du Cœur des Sciences, du 21 au 25 septembre 2022.

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I love my country–by herrings I do!
Gaz from a burner, James Joyce

aWokening, titre de la dernière proposition de Winnie Ho, joue de plusieurs connotations. Il évoque l’éveil (awakening) mais aussi le wok, cet instrument de cuisine chinoise, et le terme woke, soit la prise en compte des minorités raciales et genrées. Plus encore, il aborde ludiquement le nom propre de l’artiste, W étant la première lettre de son prénom et O la dernière de son patronyme. On croirait ce jeu de mots échappé de la prose polyglotte de Joyce.

Dans aWokening, tout est d’abord silence, hormis des sons frappés en douceur, un rythme, des frottements et des coulées d’eau de lessive. Dans la salle du Cœur des sciences, quasi nue mais joliment arrangée pour l’intimité, une douzaine de tissus fraichement lavés gouttent sur des cordes. Au fond, une guirlande d’ampoules colorées figure la verticalité des grandes villes lumineuses. Au sol luisent une demi-douzaine de woks de différentes grandeurs. L’artiste nous invite à plonger dans une scène de rue, quelque part dans un quartier d’Asie, ou bien à prendre place devant un écran de cinéma. On attend que le feu prenne, que l’action se déploie et que la magie opère.

Portrait en bref

Winnie Ho se présente comme une artiste à l’identité queer de la diaspora chinoise de Hong-Kong arrivée au Canada dans l’enfance. Si l’exil prédispose au mélange des identités, au croisement des coutumes, c’est avec délicatesse et humour qu’elle nous présente sa cuisine d’origine. Le wok taste, la manière cantonaise de faire revenir les ingrédients, d’y jeter des liquides odorants et colorés, et de faire sauter les petits pois, devient ici sa carapace, une carte d’identité artistique inspirée par les saveurs et les relents entêtants de sa cuisine familiale.

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Son identité est pourtant plus complexe. Après des études en kinésiologie et en danse à l’Université de Calgary, achevées en 2011, elle continuait de se former par des résidences diversifiées en Allemagne et en Autriche, où on aborde de concert l’interprétation, la direction chorégraphique et le mouvement dans un esprit de continuité et de réversibilité entre les activités.

L’interdisciplinarité, privilégiée en danse contemporaine allemande et pratiquée par des artistes bien connus à Montréal, tels Benoit Lachambre et Meg Stuart, est largement répandue dans un certain courant de pratique en danse contemporaine. Avec ce décloisonnement des genres, la performance de Wo prend ici le pas sur la danse, et les objets de cuisine acquièrent un statut presque muséal.

Dans ce solo, Wo utilise des techniques scéniques à la fois corporelles, visuelles, sonores, dansées et jouées. Le tout est élaboré avec une imagination liée au théâtre d’objets, comme une méditation qui suivrait la curiosité du retour aux origines, les sensations liées aux souvenirs d’enfance. La puissance du symbole devient celle d’une initiation.

Magie d’Asie

Wo se présente dénudée, dos musclé, cuisses solides, entrecuisses et bassin occupés par un énorme wok de cuivre, tourné comme une antenne parabolique vers le public. Elle rampe au sol, promène cet étrange attirail qu’elle frotte avec des fouets de paille traditionnels. C’est ainsi la communauté qui est appelée au repas cannibale de son identité. Elle se love ensuite dans cet instrument, tournant la coque comme une carapace de tortue. Le corps, involutif, régresse à l’état de fœtus. C’est fascinant, beau, étrange, sans action ni développement, pures images d’une célébration en cours, à contempler.

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La lenteur des déplacements de Wo laisse imaginer les rituels quotidiens, tandis que ses roulades, les déplacements du wok par reptation, l’imbrication des woks entre eux semblent fouiller avec elle notre mémoire visuelle de son sol ancestral. Quelque chose d’animal conduit la figuration sensorielle, ces robes qui n’en sont pas, tout au plus une tunique qui ne cache pas la nudité, ces nouilles nimbées de vapeur légère, ce dispositif des poêles en fer blanc au sol, et c’est comme si un ancêtre à la voix grave et une vieille femme, tour à tour incarnées par Wo, qui mêle sa voix à une musique inconnue, venait hanter la terre.

Effets de danse

La dernière scène vient réveiller l’ensemble de cette narration identitaire allusive. Scène très belle, où la danse vient coiffer le monde sensoriel de la cuisine par ce qu’elle incarne le mieux, ce pouvoir affectif dionysiaque qui ressuscite des dieux païens, l’extase des participants, les mystères des cultures anciennes.

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Ce que Aby Warburg décrivit, dans Le Rituel du Serpent, comme la « coexistence de magie fantastique et d’activité pragmatique », qui peut nous dérouter et nous paraitre contradictoire, est bien ici le fond originel de l’expérience mise en scène par Wo. L’effet produit est la libération de nos propres origines, mirage comme réalité, un désir qu’on sent monter en soi à travers la pénétration progressive dans l’univers de l’artiste.

crédits photos : David Wong

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