Dans les bras de Tatouine

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16.10.2018

Jean-Christophe Réhel,  Ce qu’on respire sur Tatouine, Del Busso Éditeur, 2018, 288 p.

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Jean-Christophe Réhel écrit, à cent mille à l’heure, des journées qui sont longues. Après des recueils de poésie très remarqués (Bleu sexe les gorilles, Les volcans sentent la coconut, La fatigue des fruits), il nous offrait récemment un premier roman au souffle particulier dans lequel on suit l’histoire d’un homme de trente ans qui habite un sous-sol à Repentigny.

Direction Tatouine, un petit respire à la fois

Entre une rangée de bouteilles de liqueur au Super C où il travaille, la chambre qu’il loue chez un gars édenté qui s’appelle Normand, ses rendez-vous galants avec une collègue qui est aussi la reine Amidala, le personnage de Ce qu’on respire sur Tatouine doit faire des allers-retours à l’hôpital, s’injecter des antibiotiques dans les veines, et parfois passer plusieurs jours en observation dans une jaquette bleue. La fibrose kystique qui l’afflige ne lui laisse aucun répit, et les traces de cet acharnement sont perceptibles à la lecture. L’enchaînement des phrases courtes et la succession effrénée de paragraphes, rythmés par de fortes chutes, forment le corps d’un texte essoufflant. La répétition de formes syntaxiques simples et de certains motifs stylistiques inflige au lecteur ce rythme si particulier et lui permet d’éprouver, de façon à la fois physique et métaphorique, cet essoufflement qui caractérise la maladie.

Si l’on dit qu’il faut écrire depuis ce qu’on connait, voilà un auteur qui applique ce conseil avec grâce et beaucoup de passion. Il en résulte un roman pas comme les autres qui laisse entendre une voix d’une authenticité désarmante. L’histoire que propose Réhel s’organise à partir de détails autobiographiques. La vie de Jean-Christophe s’y retrouve en partie : son nom, sa maladie (l’auteur est atteint de fibrose kystique), la ville dans laquelle il habite, l’habitude qu’il a de s’asseoir au café pour écrire des poèmes, etc. L’invention et l’imagination y tiennent aussi une place (la pauvreté, le Super C, New York) et, peu importe la véracité des faits, l’histoire racontée est captivante. Le lecteur a l’impression qu’à un moment l’auteur, animé par un fantasme de lâcher-prise, aurait songé, fatigué, j’abandonne, je vends ma voiture, je donne ma bibliothèque,  je déménage sur Tatouine. C’est aussi le songe d’un monde imaginaire dans lequel se déroulent des scènes où le narrateur s’imagine en quelqu’un d’autre. Quelques fois, il serait un professeur de littérature et écrivain célèbre ; à d’autres moments, il prendrait l’identité d’acteurs hollywodiens ou de personnages de films culte ou encore de musiciens : « Je suis Qui-Gon Jihn et j’ai un litre de Cheminaud », « Je suis Jack White et je n’ai plus la fibrose kystique, bitch », « Je suis Daniel Day Lewis qui pleure dans sa moustache », « Je serais Obi-Wan Kenobi et je lui trancherais le corps en deux avec mon arme de Jedi ». Son quotidien est parsemé de rêveries dans lesquelles il s’imagine faire autre chose, être ailleurs. Sans cesse, il commente ces existences inventées : « Je suis fou, je suis un grand malade. »

Celui qui narre la tristesse du paysage d’un parking de Super C et cette routine de crachats, d’infirmiers et de compte en banque à remplir de peine et de misère trouve une échappatoire dans la folie de l’invention. Ce qu’on respire sur Tatouine est traversé d’une tension entre l’imaginaire euphorique du personnage et la succession d’évènements qui menacent de rendre son existence misérable. Pour survivre au péril dans le monde de Réhel, il faudra divaguer longtemps, jusqu’à en perdre la raison, et ainsi voir s’ériger le merveilleux, l’inattendu, et espérer qu’il nous sauve. Le sentiment d’un laisser-aller semi-pathétique, semi-comique (qui n’est pas sans rappeler les enfants ducharmiens et les plans foireux dans lesquels ils mettent tout leur cœur) s’installe ainsi sur le chemin qui mène vers Tatouine, au centre de cette écriture obsédante.

D’espoir et de cycles d’empathie

Alors que la maladie coupe peu à peu toutes ses perspectives, le narrateur invente des situations de rechange. Outillé de références à la culture populaire (Star Wars, Die Hard, Forest Gump), il rêve tantôt depuis son sous-sol de Repentigny, tantôt depuis sa chambre d’hôpital ou en sillonnant les rues de New York. Les fictions produites par l’imaginaire du personnage sont aussi des moyens d’échapper au mal-être, à la solitude ou au malaise d’être un homme de trente ans qui se sent souvent comme un enfant. Cette solitude est omniprésente dans ce roman où, même entouré de ses proches, le protagoniste semble trop différent des autres. Les personnages qu’il côtoie se transforment alors eux aussi, au fil de son monologue intérieur, en mirages issus de la culture populaire ou d’un délire imaginé.

Certains enfants qu’il croise au hasard de ses rendez-vous et de ses déplacements semblent lui offrir de rares moments d’accompagnement. Il se prête à leurs jeux à distance, leur fait la grimace ; devant leurs mésaventures enfantines, il fait montre d’empathie, les salue en secret. Le protagoniste reconnaît ainsi autour de lui une communauté : celle des enfants, des édentés, des malades. Lorsqu’ils ne sont pas fantasmés, les rapports entre les personnages se développent d’ailleurs presque toujours sur le mode de l’empathie. Le roman en soi est une sorte d’expérience de l’altérité : « J’ai l’impression de regarder la vie de quelqu’un d’autre, mais de souffrir quand même. » C’est aussi l’histoire d’un roman en train de s’écrire : les frontières entre l’auteur et les personnages, entre les personnages et le lecteur se déplacent parfois, de sorte qu’on expérimente à la fois l’histoire et l’écriture du roman, sur un mode auto-dérisoire hilarant. « Je me relis, je ne trouve pas ça bon. Il manque de rythme, il y a trop de répétitions, le personnage principal est un peu fade. La prochaine fois, j’écrirai sur un trafiquant de diamants en Sierra Leone. Il y aura des fusils, des morts et de la trahison. » On y retrouve également la genèse de poèmes. C’est un cycle, à l’intérieur duquel le narrateur demeure pourtant distant, mais que les transmutations imaginaires adoucissent, et qui permet une rencontre extraordinaire avec un personnage unique à la voix contagieuse. Tout lecteur capable d’empathie se sentira chez lui dans les bras de Tatouine. À la fin, on a envie de dire : Je suis Réhel. Je suis Anakin. Je suis une humoriste. Je suis Yoda qui lit un livre et je pleure dans le bain. Je suis franchement désaxée, je suis une vraie malade. 

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