Cultiver la terre

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06.11.2017

Mathieu Villeneuve, Borealium Tremens, Saguenay, La Peuplade, 2017, 355 p.

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A-t-on trop parlé du néo-terroir, du néo-régionalisme, de la régionalité ou même de la Tchen’ssâ ; a-t-on, à force de labels et d’ironie critique, fomenté une pratique plutôt que de la diagnostiquer ? Dans tous les cas, Borealium Tremens, le premier roman de Mathieu Villeneuve, semble résolument s’inscrire – ou même performer à l’extrême – cette manière d’école littéraire.

Grande traversée du continent, retour à une terre pleine de promesses, passé qui hante le présent, parfum de péquenots assaisonnés de Far West – qui rappelle par moment le Fatal-Station diffusé à l’été 2017 à Radio-Canada –, la ligne brisée des traditions, la vie un peu sauvage, animale, rustre – et virile ! – d’un monde qui a oublié la civilisation, on peut dire que Borealium Tremens conjugue la plupart des topoï dans un lieu devenu commun. Mais s’arrêter à cette rengaine revenue de tout ne rend guère justice au projet. En vérité, le premier roman de Mathieu Villeneuve joue de ce lieu commun, ou plus exactement joue sur ce lieu commun, avec la conscience amusée d’avoir sous les bottes un terrain souventes fois labouré. 

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Figure 1: Mairesse cowgirl, ce personnage interprété par Micheline Lanctôt symbolise bien l’étrangeté de Fatal-Station, se développant à l’époque contemporaine dans un village qui résiste aux lois des temps modernes.

 

Prendre Maria Chapdelaine

David Gagnon survient à Saint-Christophe-de-la-Traverse moins pour cultiver la terre que de pour faire de la terre un lieu de culture. La nuance vaut le détour. Héritant de son oncle des quelques acres de terre et d’une maison en ruine – dite la maison brûlée – le jeune homme, toxicomane et alcoolique à demi repentant, ne vient s’emparer de son dû que pour l’exploiter culturellement : « Pour moi, Saint-Christophe, c’est justement un lieu vierge de la littérature », s’exclamera-t-il, annonçant son projet d’écriture de roman, ce qui fera répliquer au maire : « Ça fait qui faut le déviarger ? » La métaphore contient bien autre chose que sa vulgarité ; elle annonce un souhait de fertilité qui traverse en effet toute la littérature québécoise. Premier écrivain à Saint-Christophe « depuis que Louis Hémon est passé par icitte », David Gagnon partage son nom avec celui que Maria Chapdelaine a choisi au terme du célèbre roman de Péribonka – le bien nommé Eutrope Gagnon. David devient ainsi une sorte de descendant de ce couple mythique, un descendant jusque-là stérile – comme la terre, comme ses aïeuls « alcooliques de pères en fils » –, et il lui appartient d’une certaine manière de rétablir la littérature dans un coin de pays qui en est si pauvre. Dans une scène marquante, bien qu’un brin grandiloquente, David est invité par un cousin, véritable cultivateur celui-là, à prendre l’Hymen de Maria, la sculpture polémique représentant un sexe féminin devant le Musée Louis-Hémon : « Baisse tes culottes astheure, lance le cousin. T’as le droit de la baiser, Maria Plotte-de-Laine. »

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Figure 2: L’Hymen de Maria Chapdelaine devant le Musée Louis-Hémon

 

On comprend que se joue dans cette prise de corps, comme dans la prise de terre, le conflit d’une culture face à ceux qui ne la goûtent pas. Sur l’air de Tom à la ferme, Route 132, ou avec le croustillant d’une MacCroquette se substituant à la madeleine proustienne dans Arvida, s’effectue dans Borealium Tremens cette rencontre forcément brutale entre deux registres, deux mondes mêmes. La vertu oblige à relativiser la hauteur de la littérature, de ses normes et gloires en regard du terre-à-terre paysan. Le roman ne peut toutefois faire autrement que d’en souligner la supériorité – par effet d’ironie, de détournement –, ce qui engage un conflit. Ce conflit est transhistorique, il est même constitutif du régionalisme et de la prise de parole littéraire dans un Canada français frileux face à cette folie que peut être la littérature. Le roman de Mathieu Villeneuve le réinvestit pourtant, laissant entendre à terme que revenir à la terre pour lui donner la culture ne se fait pas sans violence. Il faut prendre Maria Chapdelaine de force.

Quelques conséquences

Cette rencontre conflictuelle entre deux mondes engage des conséquences importantes sur la forme du roman elle-même. À l’instar de Maria Chapdelaine, David Gagnon entend des voix, mais on comprend assez vite que ces voix n’ont rien à voir avec celles du « pays de Québec » qui souffle à la « belle grosse fille » de Samuel Chapdelaine de rester sur les terres de ses ancêtres ; schizophrène, délirant d’alcool, David est miné par ce mal double qui le fait dérailler. Ce mal donne son titre au roman : Borealium Tremens, adaptation du fameux delirium tremens désignant la folie éthylique. Cette explication des voix actualise le mythe de Maria par le gore, lui faisant rencontrer la tradition de l’écrivain sous influence, le rapprochant d’un Jack Torrance à la Stephen King sur le point de tuer tout le monde. Après tout, le roman que David Gagnon entreprend d’écrire, c’est bien celui d’un homme de retour sur les terres de ses ancêtres et qui, à force de rénover le domaine, est atteint de folie, entend des voix, se met à vouloir tuer l’entièreté du village…

De même, les patates que cultive David Gagnon ne semblent, à terme, n’avoir pour unique fin que de fabriquer de la vodka – pour usage domestique seulement, pas question de la commercialiser. C’est une autre manière de rendre fertile la terre et le patrimoine : la transformer en alcool, faire de l’alcool le moteur de l’œuvre.

Enfin, on peut dire que dans le premier roman de Mathieu Villeneuve, au-delà de cette conscience amusée du conflit qu’organise ce retour à la terre, se retrouve une écriture incertaine, entre un lyrisme du terroir qui coule sur toutes les descriptions – « son front plissé ressemblait à une colline creusée par des sabots de vache » – et un univers qui s’y fond pour le meilleur et pour le pire, adoptant les lignes du délire du narrateur, celles aussi bien des légendes et de la culture populaire qui pétrissent le territoire. Entre les rêves des personnages – fréquents, lassants –, les fulgurantes scènes imaginées, les projections dans un futur fuyant, on se demande si le récit ne pouvait pas garder les pieds sur terre. On se demande si raconter la terre, c’est forcément l’exploiter vers autre chose.

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