C’t’une fois une danseuse, une catholique pis une arabe

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Virginie Francoeur, Jelly bean, Éditions Druide, 2018, 184 p.

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De toute évidence, le tout premier roman de Virginie Francoeur est un objet qui se veut choquant. Mais qui Jelly bean souhaite-t-il choquer ? À en extraire une quantité imposante d’expressions qui se prétendent ludiques, on pourrait d’abord croire qu’un public adolescent saurait l’apprécier. Le titre sucré ainsi que la parlure, assimilable à du mauvais Ramdam, abondent en ce sens (« Ça brasse dans ma caboche ! », « Son look de bum, hors-la-loi, me fait frémir, full capoter ! », « Ça buzze en masse ! »). Les personnages principaux du roman sont trois jeunes femmes, à l’aube de la vingtaine, qui n’ont rien en commun en dehors d’une absence d’agentivité et une incrédulité désarmante, mais qui deviendront une sorte de trio infernal lié par la cadence d’une sirupeuse perdition.

« Freak show pour deux ecstasys ! »

La catholique, la danseuse et l’arabe font ainsi connaissance et deviennent « BFF » à travers une décadence candide ponctuée de soirées festives, du Mexique à Miami. Les trois personnages partagent ce goût du luxe, que Francoeur se plaît à exposer par des descriptions inintéressantes de vêtements griffés et de lieux huppés de pacotille. Le pouvoir de séduction des jeunes filles leur permettra de troquer de manière passive leurs atouts contre sacoches et champagne en fricotant avec des hommes riches. Défilent l’appât du gain, l’alcool, la drogue et l’innocence perdue : « De la vraie coke cochonne, comme dirait Sandra. Tu sniffes une ligne et la chatte miaule aux mâles ! Tu vas voir, on va planer sky high à soir, Djamila. »

De manière très prévisible, le rêve tourne au cauchemar, comme bon nombre de mauvais récits initiatiques moralisateurs. « Ça va mal finir c’t’affaire-là de Djamila, c’est trop flyé ! » C’est là l’une des nombreuses maladresses de Francoeur ; difficile de s’engager dans un roman où le destin des personnages est tracé d’avance par leur appartenance flagrante à des clichés appuyés de manière plus que caricaturale. Dans ce qui s’apparente à une unique volonté de provoquer, on discerne l’étalage d’un mépris mal dissimulé (ou plutôt maquillé d’une vision du monde pseudo rebelle). Partager ce type de littérature à un public jeune et malléable en propageant des représentations simplistes et toxiques de personnages et de leur milieu est peu recommandable, voire dangereux.

Il est déconcertant d’être confronté à pareil jargon, que d’aucuns considèreraient sans doute offensant. (La narratrice utilise des termes comme « butch mal baisée » ou « nigga-gangsta » comme on dirait « cuiller à thé ».) Si certains croient que les artistes de la génération de Virginie Francoeur souffrent d’autocensure, ce livre tend à prouver le contraire. La médisance décomplexée de l’auteure est tout simplement anachronique, dans le propos comme dans le langage. On pourrait facilement se passer de cet étalage de bêtise surannée qui manque cruellement de nuance et d’intelligence.

Revenons donc à notre question initiale : à qui s’adresse Jelly bean ? Si on analyse le texte en dehors d’une grille de lecture propre à la littérature jeunesse, d’autres problèmes surviennent. Virginie Francoeur nous prend effrontément par la main tandis que son propos est déjà simplifié à l’extrême. Nul besoin d’insister sur le fait que ce n’est pas nécessaire, tant le contenu est dénué de mystère. La faible qualité des descriptions, la prévisibilité accablante de la trame narrative, exacerbée par une omniprésence agressante de l’usage du point d’exclamation, rendent cet exercice de lecture éreintant, voire carrément frustrant. En effet, les personnages se dévoilent dans leurs paroles plutôt que par leurs actions et ce, dans des dialogues toujours très peu crédibles. Par exemple, Ophélie, la narratrice, pour faire comprendre au lectorat qu’elle est enfantine, candide et influençable, se décrit elle-même comme telle. Et ça donne des phrases aussi puériles que déroutantes : « Selon ces deux butches, je me serais amourachée d’un séducteur autochtone, qui m’aurait incité, moi Ophélie la pauvre biche vulnérable, à transporter de la dope », ou « [mon père] ne se doute pas que sa fille adorée est totale frostée, down au possible. J’ai peut-être grandi un peu trop vite, ces derniers temps. Pauvre daddy. Je ne suis plus sa petite fille unique, sa fille miracle ».

Inconnues

Jeune adulte ayant fréquenté un pensionnat privé pour filles d’Outremont, Ophélie devient serveuse dans un bar à gaffe (club d’effeuilleuses où il est possible de recevoir des services sexuels complets) pour y suivre Sandra, sa meilleure amie devenue danseuse. Cette mauvaise influence, qui gagne sa vie en faisant des « extras dans l’brun », a plutôt grandi à Hochelaga. Elle pervertira notre pauvre Ophélie, enfant modèle qui dort encore avec une peluche : « Y’a rien là, sucer pour 40$. » Le problématique et chimérique personnage de Sandra, en plus de personnifier une corrosive banalisation du travail du sexe (dans un récit qui punira ses actes considérés immoraux), est systématiquement incapable de prononcer une seule phrase sans faire de faute : « – Ophé, il s’appelle Homard. – Non, il a dit Amar. – C’est pareil, y’est toute rouge, on va l’appeler Homard. Y bronze pas, le pauvre tipitte ! C’pas permis dans l’Couran. » Cette écervelée, une « toutoune en manque de tendresse », est tout simplement invraisemblable. Devant une toile, elle exprime sans complexe l’étendue de son ignorance : « J’ai jamais vu ça, du stock de même, moé ! Djamila, ça sort d’où toute ça, t’appelles ça comment, ces affaires-là ? Des peintures de musée ? […] Trop compliqué pour moé. »

Il est agaçant de ressentir le dédain de l’auteure dégouliner de la bouche de ses personnages, qui justifient si idiotement leurs actions. En ce qui concerne Djamila, la « bonne arabe » (car mauvaise musulmane) répétant habibi à toutes les sauces, c’est-à-dire à chaque phrase, on aurait pu espérer qu’elle incarne une fonction d’ouverture sur l’altérité, mais on la sent plutôt appréciée par ses deux amies parce qu’elle leur est similaire. Ce n’est pas grâce à ses différences confessionnelles mais bien parce qu’elle porte « le G-string sous ses robes sobres » à la mosquée, triche sur son régime en mangeant du porc, en buvant de l’alcool et en sniffant de la cocaïne qu’elle leur est sympathique.

Dans la diégèse risible du roman, le bar de danseuse, originalement nommé Sex Bar, est décrit comme étant un trou ultime, le bas-fond des bas-fonds qui contraste avec l’Outremont natal de la narratrice. Tous les clients y sont dépeints comme des « porcs salivants », plus « freaks » les uns que les autres, tandis que la danseuse n’est rien d’autre qu’une idiote.

En parcourant les pages du roman, on en vient à se demander quel est le but de son auteure. Être trash ? Écrire sur le travail du sexe semble être un gage de popularité. Le méga phénomène télévisuel Fugueuse prouve un certain intérêt pour ce type de personnage spectaculairement glauque qu’est la jeune adolescente en proie aux griffes du proxénétisme. En littérature, on peut percevoir des distinctions entre les témoignages d’anciennes victimes d’exploitation sexuelles et les propositions plus complexes et possiblement moins moralisatrices où le travail du sexe est conçu comme un métier (Virginie Despentes, Nelly Arcan, Vickie Gendreau, pour ne nommer qu’elles). Virginie Francoeur est peut-être sensible à cette tradition de l’écriture féminine du corps, comme le suggère la citation de Josée Yvon introduisant le dernier chapitre du roman, Last call amoureux. On imagine qu’elle veut rendre hommage à la poète. Or, l’une des plus flagrantes différences entre Francoeur et Yvon réside dans la bienveillance de la poète de Centre-Sud, qui ne se transpose nullement dans Jelly bean. Ce qui rend la poésie de Josée Yvon si touchante, c’est l’amour que celle-ci porte aux magané-e-s auxquelles elle donne une voix. Si Yvon s’efforce de miser sur la dignité de ses personnages, Francoeur les déshumanise. On éprouve donc une tristesse frustrante à voir que Virginie Francoeur a réifié ainsi la poésie de Josée Yvon. Vouloir honorer de manière aussi maladroite une pareille légende, en ne conservant de son univers que le grotesque et, de ses personnages, que des squelettes ubuesques qu’elle ridiculise de manière éhontée, s’apparente davantage à un salissage.

En exergue de Jelly bean, on peut lire ceci : « À toutes les filles que j’ai connues sans jamais vraiment les connaître. » J’ai relu cette dédicace, interloquée, et une question toute simple m’est venue à l’esprit : pourquoi avoir voulu écrire un roman sur des filles qui lui sont inconnues ? À force de voir être reconduits autant de clichés drapés de mépris, on doute que l’intention de Virginie Francoeur soit née d’une véritable volonté de rencontre.

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