Condamnée à être libre

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Inès, Renée Beaulieu, Productions du Moment, 2022, 90 minutes.

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« Être libre c’est être condamné à être libre. »
— Jean-Paul Sartre, L’être et le néant

Répondre aux stéréotypes

« Je termine ce travail de longue haleine pour m’engager dans la réalisation d’un long métrage à titre de scénariste, réalisatrice et productrice. Le film mettra en scène des protagonistes féminins dans le contexte d’un sujet majoritairement abordé d’un point de vue masculinocentriste depuis l’invention du cinéma : la sexualité des femmes », écrit Renée Beaulieu à la fin de sa thèse de doctorat soutenue et déposée en 2017, intitulée « La mise en scène du mâle », une réflexion sur les films québécois populaires à partir de la construction (idéologique, narrative) des rôles masculins et féminins. Le film annoncé ici par la cinéaste-chercheuse est Les salopes ou le sucre naturel de la peau (2018), son deuxième long métrage après Le garagiste (2015), dont le but est, ajoute-t-elle, de « raconter les femmes et montrer les hommes, une formule inversée du rapport entre les sexes à l’écran ». Ouvertement féministe, le cinéma de Beaulieu propose une perspective critique sur les cadres que nous choisissons de nous donner pour orienter nos vies, et qui, avec ou sans notre consentement, nous oppressent.

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La filmographie de Beaulieu est ainsi construite sur une série d’archétypes et de stéréotypes, qui sont exposés pour être aussitôt renversés. Mieux vaut partir d’un cliché que d’y aboutir. Avec peu de mots et sans psychologie, Inès, troisième long métrage de la réalisatrice, nous entraîne dans l’authentique descente aux enfers de la protagoniste éponyme. Interprétée par Rosalie Bonenfant, Inès est une jeune femme de vingt ans à la recherche de son identité, asservie par un besoin – inexplicable, ou à tout le moins inexpliqué – de s’affranchir, qui finira toutefois par virer au cauchemar. Oscillant comme à son habitude entre hyperréalisme et onirisme, entre une certaine froideur de l’image et une poésie propre à la contemplation, Beaulieu signe ici son œuvre la plus expérimentale, moins ronde et lisse que ses précédents films, mais qui pour cette raison est peut-être aussi la plus percutante.

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Au milieu du chemin de notre vie

« J’ai voulu faire une exploration sensorielle et émotionnelle du gouffre dans lequel erre cette jeune femme, Inès, toute vacillante », écrit la cinéaste à titre d’intention dans le dossier de presse du film. En plus de cette poétique de la sensation et de l’émotion brutes, Beaulieu n’hésite pas à avoir recours au malaise, dont elle maîtrise parfaitement la grammaire. L’inconfort et l’indisposition sont bien des effets recherchés, car c’est par là qu’une réflexion par et avec l’image peut prendre forme. Mais une telle démarche a son prix : alors que Marie-Claire (dans Les salopes ou le sucre naturel de la peau) incarnait une figure de femme positive à la recherche d’expériences et de plaisirs nouveaux, Inès, qui en constitue le double inversé, est tout sauf inspirante ou émancipée.

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Condamnée à être libre, selon l’énigmatique formule de L’être et le néant, Inès rêve de légèreté pour mieux faire le constat que « tout est lourd ». Construit sur le motif de la spirale, à l’instar de plusieurs grands films sur la maladie mentale, Inès sait mettre à profit le langage cinématographique pour exprimer aussi bien le poids de l’existence que la perte des repères. D’une part, avec les faux raccords, les plans désaxés et l’utilisation bégayante de la voix off, le spectateur et la spectatrice sont plongés dans un espace-temps rhizomatique, fait de circuits aléatoires, traduction de l’univers mental de la protagoniste. D’autre part, à travers des figures visuelles fortes comme l’escalier en colimaçon de la mère malade (Noémie Godin-Vigneault), devenue « une aubergine » suite à un trauma laissé ouvert à l’interprétation, ou comme la piscine intérieure du père christique (Roy Dupuis) qui fait béatement du sur-place dans son trois mètres carré, Beaulieu multiplie les symboles de régression qui ramènent le personnage à l’enfance et l’empêchent de commencer pour de bon sa vie d’adulte. Presque sans dialogue, la réalisatrice a su raconter par la mise en scène cinématographique l’incertitude et la pression qui caractérisent ce « milieu » par excellence de la vie qu’est la fin de l’adolescence, là où tout devrait, en théorie, être possible.

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Mais au-delà des beaux discours sur l’affranchissement du patriarcat qui aujourd’hui peuvent devenir autant de clichés médiatiques, Beaulieu semble se demander si une jeune femme de vingt ans peut véritablement être libre. La maladie mentale est une métaphore utilisée par la réalisatrice pour souligner l’écrasante réalité des structures, des chimères et des marottes qui veulent penser à notre place et contrôler nos corps de l’intérieur. Expérimentation cinématographique où la liberté, d’abord et avant tout, est à trouver du côté de la forme, Inès suggère que le milieu du chemin de la vie est peuplé d’obstacles, souvent imperceptibles, que l’art doit nous aider à identifier et à surmonter.

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Les yeux d’Inès

« C’est un être perdu, mais qui a une force vitale », dit également Beaulieu de sa protagoniste, présente dans quasiment tous les plans du film. Prise dans sa spirale descendante, Inès tente de sortir la tête hors de l’eau, de renverser la pulsion de mort en pulsion de vie. Tandis que la sexualité ne semble pas un refuge comme elle pouvait l’être pour Marie-Claire dans Les salopes, c’est dans l’art, et en particulier dans l’art de l’image, que la jeune femme trouvera le moyen de prendre un recul par rapport à sa propre existence. Sporadiquement, on la verra un appareil numérique Canon à la main, en train de capter fugitivement des moments de vie et des natures mortes. Le milieu du film, moment névralgique de tout récit, nous offrira un rapide coup d’œil au mur de photographies prises par Inès, dont la caméra tente justement de percer le regard pendant près de quatre-vingt-dix minutes. Tels des éclats poétiques, d’autres images méditatives – en particulier la figure du lac gelé dont la glace est en train de craquer et de fondre – feront par intermittences leur apparition à l’écran, pour nous inviter à voir le monde avec les yeux d’Inès.

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Cinéma cruel et entropique, qui ose montrer sans fard la dégradation de nos énergies vitales, l’œuvre de Beaulieu, on l’a dit, est aussi éminemment contemplative, attentive aux plus petits détails des corps comme à la magnitude des paysages – bref, à toute la beauté de la vie. Film-cerveau qui nous fait pénétrer « dans la tête » d’une jeune femme qui dévale les cercles de l’enfer à l’orée de cette forêt obscure qu’est la vie adulte, Inès adopte tout de même un regard enfantin, c’est-à-dire émerveillé, sur le monde qui l’entoure. Volontairement décousu, le film essaime des instantanés, qu’il nous invite à recoller comme autant de fragments d’espoir. À l’instar du miroir brisé dans lequel se regarde la jeune femme, Beaulieu fait du cinéma un outil d’introspection pour éprouver les lois invisibles qui gouvernent nos vies ainsi que les forces vitales nécessaires à toute tentative de libération. Du cliché social à l’instantané poétique, la caméra de Beaulieu – comme celle de son personnage – explore l’humain dans sa réalité diverse et multiple.

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