Ce qu’on traverse ensemble

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26.10.2018

Ground, Chorégraphie : Caroline Laurin-Beaucage ; Interprétataion : Rachel Harris, Kimberley De Jong, Brianna Lombardo, Louis-Elyan Martin, David Rancourt ; Musique : Larsen Lupin ; Éclairages : David-Alexandre Chabot ; Scénographie et costumes : Odile Gamache ; Dramaturgie : Kathy Casey ; Production : Lorganisme, Montréal Danse ; Présenté à l’Agora de la danse du 24 au 27 octobre.

Rebo(u)nd, Chorégraphie et réalisation : Caroline Laurin-Beaucage ; Direction photo et montage : Thomas Payette ; Interprétation : Kimberley De Jong, Bradley Eng, Brianna Lombardo, Louis-Elyan Martin ; Éclairages : Gonzalo Soldi ; Conception sonore : Jean Gaudreau ; Costumes : Odile Gamache ; Dramaturgie : Kathy Casey ; Direction technique et de production : Hugues Kir Caillères ; Coaches : Bailey Eng, Bradley Eng, Production : Hub Studio, Lorganisme, Montréal Danse, Coproduction : Agora de la danse. Présenté sur la façade de l’édifice Wilder du 19 au 27 octobre.

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Le langage des corps doit être montré, magnifié et partagé. C’est le mandat que se donne Caroline Laurin-Beaucage dans son travail, et c’est le pari derrière son récent spectacle présenté comme un diptyque : La vidéo Rebo(u)nd, qui explore la gravité dans l’espace public, et Ground, une pièce rythmée par la pulsation des corps dans laquelle cinq interprètes évoluent pendant une heure face au public, ayant pour espace de mouvement un petit trampoline. Ensemble, ils trouvent la bonne mesure et traversent en toute synchronicité ce que la chorégraphe compare à « une montagne ou une épreuve. »

L’éternelle succession des jours

L’idée du trampoline s’est imposée alors que Caroline Laurin-Beaucage cherchait un moyen d’amplifier, pour mieux les montrer, les mouvements naturels du corps. Celle qui avait préparé, en amont pour ce projet, tout un travail de recherche au sol, raconte que le simple fait de bondir, d’user de cet outil comme d’un plancher qui modifie le comportement du corps dans le temps, permettait de pousser la recherche plus loin. Le trampoline impose un travail différent du rythme et de la gravité, exige des interprètes une parfaite synchronie, un rapport à l’ensemble sur lequel il faut nécessairement bûcher pour, en mettant son égo de côté, trouver « sa place humble ». L’intérêt de l’objet résidant dans son utilisation, la scénographie du spectacle a été pensée de manière à porter l’attention sur le geste, et non sur l’outil. L’espace scénique est magnifiquement occupé et organisé par l’éclairage, qui varie sans cesse entre les différentes teintes, les rythmes saccadés des flashs et des changements de lumière. David-Alexandre Chabot réussit à merveille l’imitation étonnante de la succession des jours et des nuits.

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D’abord assis ou étendus sur les praticables qui entourent sur scène les trampolines, leurs pieds déjà posés en leur centre, les danseurs bougent de façon subtile et assurée. Ces micro-mouvements – impliquant surtout la tête et les mains – s’effectuent toujours en harmonie avec la musique et l’éclairage. On sent dès le début de la pièce que les interprètes font tous partie du même univers, qu’ils évoluent en accord avec les bruits de la nature qu’évoque l’environnement sonore. Leurs mouvements se délient et ils se retrouvent debout, comme s’ils s’éveillaient. Les premiers gestes des danseurs sont simples : ils trouvent le tempo. Les corps bondissent sans pourtant que les pieds ne quittent le sol. Ce qui se trame alors sur scène est subtil, mais savamment montré : le simple mouvement de bond et rebond, exécuté de concert, laisse paraître l’individualité de chacun des danseurs. On réalise que les interprètes doivent composer avec leur physionomie respective, que les plus petits déploient plus d’énergie, et que les plus grands doivent contenir le poids de leur corps et amortir la chute pour que tous arrivent à bondir à l’unisson. On remarque alors l’écoute formidable qu’ils ont les uns envers les autres et dont ils font preuve pour arriver à demeurer au diapason. Cette attention particulière se reflète sur l’écoute du public, qui demeure captif et alerte au moindre élan.

Jusqu’au délire le fin détail 

La chorégraphe raconte avoir pris le temps de choisir des danseurs en qui elle avait pleinement confiance, car elle demande un travail extrêmement exigeant et précis, tant sur le plan physique que dramatique. Si l’expression est plutôt subtile, il est beaucoup question de présence. Les danseurs sont face au public en tout temps : sous un éclairage parfois cru, ils se trouvent en quelque sorte prisonniers de ce mouvement infini et doivent apprendre à évoluer à l’unisson. Vivre ensemble implique ici de s’accorder l’un sur l’autre, de s’entendre. Chacun doit, à tout instant, faire un effort afin de suivre le rythme du groupe, tout en demeurant dans son espace.

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Plus la pièce avance, plus la gestuelle se complexifie. Les lèvres bougent parfois, le corps se réchauffe, on remarque le travail des mains, qui hypnotisent l’œil du spectateur, ou qui frappent bruyamment. Les bonds prennent de l’amplitude, et les danseurs s’engagent successivement dans différents rapports à la gravité, les positions se relâchent. Tout est exacerbé par ce mouvement continu : l’anatomie naturelle des corps, la posture et toute l’expérience qu’elle sous-tend, le regard qui s’affine et laisse entrevoir la personnalité de l’interprète, la fatigue et ce qu’elle a de révélateur. Il y a quelque chose d’archéologique dans la répétition de ces bonds ; le corps à un moment se relâche et devient plus vulnérable, cache moins bien ce qu’il porte en secret. Il en résulte un grand sentiment d’apaisement.

À un moment le rythme s’accélère, le rebond devient tremblement, excitation ou délire. Les corps semblent suspendus, au bord de la folie, tendus entre ce qui les rends différents et ce qui les unifie. Un regard se tourne parfois sur un voisin, la cadence est délibérément rompue, puis reprise, ils tombent ensemble, remontent ensemble ; l’utopie est achevée, le travail du corps les unis.

de représentation en suspension

En sortant de la salle, un léger détour s’impose pour voir Rebo(u)nd. La vidéo, projetée sur l’architecture de l’immense édifice Wilder au cœur du quartier des spectacles, permet aux passants d’avoir accès au corps dansant et à son langage particulier. Un partage cher à la chorégraphe qui, forte de l’expérience acquise lors de sa tournée Habiter sa mémoire (La danse sur les routes), explique avoir compris l’importance de rendre visible ce corps ni publicisé, ni sexualisé, dans l’espace public. Cette fois-ci, l’artiste y parvient à l’aide de grands trampolines de gymnastiques, utilisés pour ralentir le rapport à la gravité et expérimenter ce qui se produit dans l’espace entre l’élan et la chute. Une continuité du spectacle qui laisse persister une étrange sensation dans le corps, celle de n’être pas tout-à-fait retombés à la fin de cette traversée.

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crédits photos : Svetla Anatasova

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