Autour d’Autour : Louis Hamelin chez les écolos

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24.11.2016

Louis Hamelin, Autour d’Éva, Montréal, Boréal, 2016, 414 p.

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Sans contredit l’un des événements les plus attendus de l’automne littéraire, la parution d’Autour d’Éva vient ajouter un huitième roman au curriculum de Louis Hamelin, déjà auréolé des plus prestigieuses distinctions dans le domaine. Et cette sortie se fait sous le signe de la première, car en proposant un personnage principal féminin — la Éva du titre —, l’auteur crée du même coup un précédent dans la continuité de son œuvre. Or la narration omnisciente, à laquelle il nous a auparavant peu habitué, lui permet bien souvent de dévier son regard en périphérie de cette singulière destinée, en sorte que l’histoire nous entraîne bel et bien autour d’Éva, dont on sait au final peu de choses, mais aussi et surtout autour d’Autour, un groupe d’activistes résolus à freiner le fastueux projet de villégiature venu troubler la quiétude de Maldoror.

Maldoror, c’est une petite agglomération fictive et générique, à l’image de n’importe quel village érigé dans les ornières de l’exploitation minière ou forestière. Le genre d’endroit où les ravages d’orignaux empiètent sur le parc municipal, où le serveur de la binerie du coin est aussi le plumitif improvisé de la rubrique des cœurs brisés pour les cent exemplaires quotidiens du canard régional ; le genre d’endroit, en somme, où «les humains sont des accidents». Lorsqu’un parvenu affairiste originaire de la municipalité voisine de Sainte-Bénite, à savoir Lionel Viger dit le «Lion de l’Abitibi», entreprend des démarches auprès d’investisseurs texans afin de transformer le lac Kaganoma en un Club Med boréal, il n’est pas surprenant de voir certains des habitants du cru accueillir d’une volée de bois vert un tel déploiement d’initiatives économiques.

Un comité d’action citoyenne est aussitôt formé, à la tête duquel officie Dan Dubois, artiste reconnu, entre autres, pour son documentaire Le Bordel de l’eau, enfant chéri de Maldoror, courailleur olympique et dirigeant autoproclamé d’Autour. Davantage séduite, dans un premier temps, par la fougue du Beau Brummel des bois que par la cause écologique, Éva Sauvé, réfugiée depuis peu dans le confort rustique du chalet paternel, se joint à Dubois qui sera bientôt flanqué de toute une cohorte d’activistes dépareillés, parmi lesquels Jean-Luc Monarque et Aubert Cousture ; l’écrivain Sam Nihilo croisé dans Sauvages (2006) et La constellation du lynx (2010) ; la secrétaire Manon Boissonneault et Phil Baron, un assisté social qui pratique durant ses nombreux temps libres le lever du coude et la toxicomanie récréative.

Une poigne de velours dans un gant de ratine pourrait bien être le slogan de Dubois, toujours prêt à se flatter d’une main pour ses faits d’armes environnementaux et à piloter de l’autre son hydravion dont le taux de consommation n’est pas tout à fait celui d’une sous-compacte hybride. Comme quoi regarder en boucle Délivrance et laisser traîner The Monkey Wrench Gang sur une table de chevet empoussiérée ne suffisent pas à faire du premier venu l’environnementaliste du mois. Passés au crible d’un humour cynique et cinglant, les rendez-vous du cénacle d’Autour révèlent bien la complaisance aveugle de certains membres, Dubois en tête, et leur manque d’orientation stratégique. Témoin cette reproduction d’un procès-verbal du C.A. dans lequel l’essentiel des échanges concerne le choix des vêtements à l’effigie du groupe. Quand le sort du Kaganoma se joue un chandail à la fois, on se dit qu’Autour porte son nom comme une prédisposition à ne jamais rien accomplir, à continuellement tourner autour du pot. Le hasard fait parfois mieux les choses. Dans sa cambuse de fortune, Lionel Viger succombe à une surdose de cocaïne et emporte dans sa tombe ses ambitions de développement mégalomaniaques. Le Kaganoma s’en tire indemne ou presque, l’idylle est sauve et demeure préservée de l’Histoire.

 

L’idylle, l’Histoire

Après La rage (1989), Le soleil des gouffres (1996) et Le joueur de flûte (2001), pour ne citer que ces titres, Autour d’Éva reconduit une fois de plus la mise en tension de ce principe structurant chez Hamelin : la tentation idyllique[1]. Caractérisée par l’état d’un monde dénué de conflits, l’idylle s’oppose par sa félicité constitutive aux trémulations de l’Histoire et de la politicaillerie. Éva, prénom éloquent s’il en est, présente ainsi un énième avatar à cette quête de paradis terrestre, situé quelque part sur les berges d’un trou d’eau vaguement biblique. Squatteuse encabanée d’une retraite sylvestre, la jeune citadine s’acclimate rapidement à la béatitude environnant le Kaganoma. Ses sessions de brasse matinales dans les eaux lustrales du lac, nue comme au premier matin du monde, sous le regard scrutateur de son braque allemand ou d’une volée de fuligules à colliers mettent d’ailleurs l’accent sur les vertus curatives de la nature et les bienfaits d’un univers où la femme et les bêtes vivent une harmonieuse cohabitation.

Mais l’idylle, je le répète, se définit par une absence de conflits et, par conséquent, est peut-être le sujet anti-romanesque par excellence, dans la mesure où le roman, dans sa version canonique du moins, se nourrit d’adversité et d’opposition. Ancien apparatchik du Parti québécois recruté au détour d’une conversation d’urinoir par nul autre que René Lévesque, le Lion de l’Abitibi personnifie le flux de l’Histoire qui s’ingère dans l’idylle d’Éva. Hamelin se plait manifestement à raconter le parcours de Viger, effectivement marqué par la grande Histoire et les grenouillages politiques, bien qu’il nous entraîne alors assez loin des enjeux et de la poésie frémissante de l’enclave abitibienne, du côté de la Californie psychédélique et de ses faux prophètes de bonheur notamment. Au cours de ce troisième des six «chants de Maldoror» qui divisent le roman défilent ainsi, aux côtés de l’entrepreneur en puissance, les figures plus ou moins déguisées de Camille Laurin, de Gérald Godin et de Ken Kesey.

Quand les premières lamentations des scies à chaînes inaugurent les travaux du mégaprojet touristique de Viger, Éva est abruptement sortie de sa tentative de réclusion mystique. Tandis que l’homme d’affaires fait jouer son vaste réseau de relations qui s’étend des coulisses politiques au syndicat du crime local, Sauvé s’engage dans l’action citoyenne et signe bientôt une chronique hebdomadaire au Colon, le journal de Maldoror. À y regarder de plus près, cette dimension de l’apostolat écologique était elle aussi programmée, comme une juste contrepartie à l’idyllique Ève, dans le nom même de la journaliste en herbe. Éva Sauvé — entendre : elle va sauver — portait ainsi en elle cette vocation salvatrice que la résistance environnementale permet de concrétiser. Elle qui a pourtant tout fait pour se débrancher du monde, la voilà nommée, retournement ô combien intrusif de l’Histoire, responsable des communications pour Autour, dépendante de son ordinateur portable et de son téléphone cellulaire. Puis la mort accidentelle de Viger sonne la fin des hostilités et le retour à la paix. Debout sur son quai du Kaganoma, Éva fixe le cours immuable des vagues et tente de se souvenir : où a-t-elle donc rangé son costume de bain ?

De l’invasion de la politique dans le roman, Stendhal disait à peu près qu’elle faisait l’effet d’un coup de canon au milieu d’un concert. C’était là ignorer la puissance transgressive et jubilatoire de l’ironie, un art qui, entre les mains habiles d’un esprit vif comme Hamelin, donnerait plutôt l’impression d’une salve de pistolet à eau pendant une séance de l’Assemblée nationale. Nulle thèse rigide ne saurait le guider, même si l’on se doute de quel côté balance le cœur du biologiste. Son arène des résistances écologiques ne se présente pas comme un jeu d’échecs, quadrillé d’espaces exclusivement noirs ou blancs. La vision est nuancée et l’humour, mordant, s’attaque à toutes les jambes : ni l’ego démesuré du maquignon politique ni la vanité de l’écologiste du dimanche n’en sortent indemnes.

[1] Voir Louis Hamelin, « La tentation idyllique », dans Isabelle Daunais et François Ricard (dir.), La pratique du roman, Montréal, Boréal, 2012, p. 25-41.   

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[1] Voir Louis Hamelin, « La tentation idyllique », dans Isabelle Daunais et François Ricard (dir.), La pratique du roman, Montréal, Boréal, 2012, p. 25-41.

 

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