Au musée du prêt-à-jeter

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07.06.2022

Make Banana Cry. Un spectacle de Andrew Tay et Stephen Thompson. Interprétation : Francesca Chudnoff, Hanako Hoshimi-Caines, Cynthia Koppe, Sehyoung Lee, Andrew Tay et Stephen Thompson. Installation visuelle : Dominique Pétrin. Présenté à la Salle Polyvalente de l’UQAM, dans le cadre du Festival TransAmériques, du 2 au 5 juin 2022.

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Avant même de mettre les pieds dans la salle de spectacle, le public de Make Banana Cry enfile des sacs à ordures couleur lilas qui montent jusqu’aux genoux. C’est donc sur un bruit de fond provoqué par le froissement du plastique mince que les gens déambulent dans l’espace où se déploie un mélange visuel hétéroclite, une sorte de temple du kitsch. L’univers pop et coloré, animé par un éclairage et une musique énergiques, crée une ambiance bon enfant. Tandis que des jeux de dames chinoises et des faux sabres, montés sur un mur contre du papier peint, provoquent des paréidolies, les spectateur·rice·s rigolent à la vue d’une pyramide de grosses boîtes de nouilles instantanées ou encore d’objets de maquillage et de trouvailles typiques du magasin-à-un-dollar.

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À l’image d’une exposition muséale, divers objets — des clichés associés à l’Asie de l’Est — prennent place de façon méticuleuse sur des socles. Des cartels explicatifs accompagnent ces assemblages : dans une mythologie construite à partir de stéréotypes coloniaux, tout un récit s’y élabore sur un peuple, les Banana. Dans cette fausse exposition, les clichés et stéréotypes semblent se renverser afin de poser la question : qui a façonné l’identité invraisemblable des Bananas ? Les couleurs joyeuses et l’humour que suscite la fausse exposition made-in-china contraste avec les questionnements éminemment politiques qui sous-tendent les stéréotypes présentés.

Le regard du public navigue ainsi entre différents référents asiatiques issus de la culture traditionnelle et populaire, ainsi que des éléments plus abstraits. Dès leur entrée en salle, les spectateur·rice·s sont conscient·e·s d’eux-mêmes ou d’elles-mêmes. C’est ce qui crée une tension dualistique entre la pensée et les sensations; entre ce qui est perçu et ce qui est projeté, tel que le laisser pense Thompson dans un entretien accordé dans le cadre du Festival TransAmérique /01 /01
Entretien avec Andrew Tay et Stephen Thompson dans le cadre du Festival TransAmériques 2022, en ligne, https://fta.ca/entretien-tay-thompson/.
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Make Banana Cry fait usage du même élan de détournement du sens dans son installation que dans la performance qui s’y déroule et qui prend la forme d’un défilé de mode déstabilisant. Pendant une heure, les cinq artistes performent une chorégraphie d’une grande précision, allant jusqu’à créer un effet de débordement — du sens, des clichés, des fétiches, des corps normés, des rôles de genres, du regard de l’autre. Étant installé à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du défilé, le public est immergé dans cette performance.

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Les corps comme terrain de jeu politique

Le défilé de mode débute dans le mystère, autant musical que corporel et vestimentaire. Le bruit abstrait que l’on entend pourrait être celui d’un hélicoptère ou d’une déneigeuse. De la même façon, les corps se présentent d’abord comme étant insaisissables, c’est-à-dire à la manière de mannequins qui se déplacent sans la moindre gestuelle, les bras immobiles, complètement recouverts de couches de vêtements d’hiver et de foulards montant jusqu’aux yeux. Peu à peu, les performeur·euse·s commencent à jouer avec les mouvements de leurs pieds, de leurs jambes, d’un bras puis de l’autre. Les gestes, subtils, ont pour effet d’hypnotiser le regard et de faire en sorte qu’on porte une attention soutenue à la gestuelle précise qui se déploie.

Le défilé de mode, un écho au capitalisme et au consumérisme contemporains, devient également un rituel par lequel sont recyclés les clichés. Au fil de la chorégraphie, les performeur·euse·s se dévêtent peu à peu tandis que leurs gestes prennent de l’ampleur : des pas allongés et saccadés donnent des allures de marche militaire à la procession ; se pliant les genoux en faisant semblant de manger, quelqu’un·e nous rappelle un·e paysan·ne ; un·e interprète, progressant par petits pas, sur la pointe des pieds et les mains jointes en forme de prière, évoque encore un autre archétype.

Pour Andrew Tay, Make Banana Cry est un tapis roulant de clichés culturels, corporels, de genres. Ce contexte permet au public de prendre la mesure de son regard : à savoir comment il contribue aussi à produire ces images stéréotypées, à projeter des idées, à catégoriser et à fétichiser ces corps.

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Les changements de costumes font se succéder les habits asiatiques traditionnels, pop et abstraits, tandis que les artistes usent d’accessoires Dollorama pour danser et parfois engager le public dans des saynètes muettes. Tandis que certains stéréotypes sont tellement exagérés qu’ils font rire le public, d’autres suscitent le malaise et la réflexion, notamment celui portant sur la sexualisation des corps de femmes asiatiques : ainsi un corps féminin, pour ne citer qu’un exemple, se promène en sous-vêtements de dentelle avec, sur son dos, une broderie sur laquelle est écrit : « Free Uighurs ».

Ces juxtapositions entre les clichés corporels et les luttes politiques créent une rupture critique et renversent les attentes du public en quête d’un exotisme facile. Des moments de réflexion s’accompagnent parfois de silences où seul le bruissement des sacs de plastique sur les pieds des spectateur·rice·s se fait entendre. Sur une trame musicale qui enchaîne une foule de chansons populaires occidentales ayant pour thème les clichées asiatiques – que ce soit David Bowie avec « Little China Girl » ou encore Mitsou avec « Les Chinois » –, le public est amené à prendre conscience de l’étendue de la contribution de la culture occidentale à la construction de cet imaginaire stéréotypé. Make Banana Cry se veut une démonstration irrévérencieuse de la façon dont celleux qui se trouvent aux intersections de ces identités racisées doivent naviguer les images de l’« asianité », qu’iels le veuillent ou non.

crédits photos : Richmond Lam

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Entretien avec Andrew Tay et Stephen Thompson dans le cadre du Festival TransAmériques 2022, en ligne, https://fta.ca/entretien-tay-thompson/.

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